Fourier
avait doté Besançon dix ans avant la
Révolution. D’autre part, il est fait allusion à plusieurs reprises dans ses
écrits à l’une des plus belles constructions parisiennes de Ledoux, le «
charmant » hôtel de Thélusson 12 .
Construit par Ledoux à la fin des années 1770 pour la veuve d’un banquier
suisse, l’hôtel de Thélusson possède une entrée théâtrale, des jardins et des
façades que Fourier juge dignes d’être imités en Harmonie 13 . Mais il est trop aristocratique et
extravagant pour le goût du XIXe siècle : il sera détruit en 1824, au grand dam
de Fourier, « pour faire des façades bourgeoises et morales 14 ».
Certains des aspects du travail de Ledoux, en revanche, seraient
sans doute plus sujets à caution aux yeux de Fourier : les plans de la cité
idéale d’Arc-et-Senans supposent de la part de leur auteur un respect de
l’autorité et un moralisme totalement étrangers à Fourier. Reste qu’il aurait
été fasciné, s’il les avait connus, par l’Oikema ou temple de l’Amour en forme
de phallus que conçut Ledoux, ou par sa maison de la Vie commune où « seize
familles viv[ent] ensemble dans le calme des bois [et ont] chacune un appartement
complet 15 ». De façon plus
générale, Fourier a pu se sentir proche de l’intérêt que porte Ledoux à la
valeur symbolique des formes géométriques, et trouver de l’inspiration dans la
prodigieuse exubérance de son travail, dans ce mélange du monumental et de
l’extravagant qui caractérise l’arc de triomphe de l’hôtel de Thélusson, comme
dans cette idée folle qu’eut l’architecte de sculpter à même la pierre des
rochers et de l’eau vive. Si l’influence directe est limitée, on ne peut
s’empêcher d’établir un certain lien de parenté entre le théoricien de
l’attraction passionnée et l’architecte qui disait d’un de ses propres projets
de taverne au faubourg de Saint-Marceau : « Pour la première fois on verra sur
la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais 16 . »
II
Le communisme égalitaire constitue l’une des plus fortes
tendances de la tradition utopiste européenne. De Thomas More à Babeuf ou
Etienne Cabet, la société parfaite est une société d’individus égaux où
n’existent ni la propriété privée, ni le luxe, ni l’ostentation. L’on aura
compris qu’une telle conception rebute fortement Fourier. Il ne se moque jamais
assez de l’utopie d’inspiration Spartiate chérie par Rousseau ou Mably, de
cette république vertueuse qui se nourrit de chou, de raves et de brouet noir.
Il maintient, lui, que le luxe est nécessaire à l’assouvissement des cinq
passions sensuelles, et proscrit de son utopie ce « poison politique » qu’est
l’égalité.
Plusieurs fois, il insiste sur le caractère naturel et bénéfique
des disparités en tous genres. Les écarts de fortune, de statut et de talent,
loin d’être gommés, formeront la trame de son utopie : c’est pourquoi à la
hiérarchie complexe des seize « tribus » ou groupes d’âge et des trente-deux «
chœurs » viendra se superposer en Harmonie un système de classes sociales. Il
est vrai que la notion de classe sociale est on ne peut plus rudimentaire chez
Fourier : que ce soit dans le monde civilisé ou en Harmonie, il ne reconnaît
qu’un seul critère de sélection, la richesse*.
* Fourier fait un usage très libre du terme de « classe » :
il distingue parfois deux classes (les riches et les pauvres) en civilisation,
parfois cinq ou seize (OC VI, 34, 324). Il lui arrive également d’employer le
mot pour parler de n’importe quel groupe dont les intérêts sont communs. Voir
OC V, 378 : « les classes aujourd’hui antipathiques, telles que riches et
pauvres, jeunes et vieux ». En revanche, il n’évoque jamais pour tout critère
de classe que la richesse.
Chaque Phalange n’en sera pas moins constituée de trois «
classes » : les riches, les pauvres et la classe moyenne. Le sort des pauvres
en Harmonie sera bien entendu sans aucune commune mesure avec celui des pauvres
civilisés. Les riches jouiront néanmoins d’avantages considérables : tout membre
de la Phalange possédera un appartement, mais ceux des riches seront plus
spacieux et moins bruyants que ceux des pauvres ; leurs repas seront plus
fastueux ; et si l’on compare la journée type de deux Harmoniens, le « riche
Mondor » et le « pauvre Lucas », il apparaît que les loisirs des riches seront
plus
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