Fourier
revêtu différentes formes au cours de l’histoire, cela ne
dénote que la plus ou moins grande efficacité répressive des institutions
successives.
Puisque les passions sont la source de toute activité humaine,
il appartient à l’homme d’accorder à leurs lois ses propres institutions. Mais
cela, ni les philosophes, ni les moralistes, ni les prêtres ne l’ont jamais
compris. Certains philosophes, comme le riche Sénèque, ont hypocritement prôné
la modération ; d’autres ont en vain exhorté les hommes à « comprimer [leurs]
passions » et à vivre dans la vertu et l’ascétisme. Ces chantres de la
répression, pour toute réussite, ont mis les passions « aux prises avec la
sagesse et la loi », et déclenché en tout homme une féroce « guerre interne 39 ». Or cette guerre est perdue d’avance,
selon Fourier, puisque les passions sont impérieuses et ne peuvent être reniées
qu’au prix de la souffrance et de la maladie mentale.
Il est aisé de comprimer les passions par [la] violence :
la philosophie les supprime d’un trait de plume ; les verrous et le sabre
viennent à l’appui de la douce morale. Mais la nature appelle de ces jugements,
elle reprend en secret ses droits : la passion étouffée sur un point se fait
jour sur un autre, comme les eaux barrées par une digue ; elle se répercute
comme l’humeur de l’ulcère fermé trop tôt 40 .
Toute passion refoulée n’en reviendra qu’avec plus de force. Si
elle est particulièrement puissante, elle prendra alors une forme viciée ou «
subversive ».
A titre d’exemple, Fourier cite l’histoire de Mme Strogonoff,
une princesse russe dont le sadisme était dû à la frustration de tendances
homosexuelles inconscientes.
Une princesse de Moscou, Dame Strogonoff, se voyant
vieillir, était jalouse de la beauté d’une de ses jeunes esclaves ; elle la
faisait torturer, la piquait elle-même avec des épingles. Quel était le
véritable motif de ces cruautés ? Etait-ce bien jalousie, non c’était saphisme,
la dite dame était saphienne sans le savoir et disposée à l’amour pour cette
belle esclave qu’elle faisait torturer en s’y aidant elle-même. Si quelqu’un
eût donné l’idée du saphisme à Mme Strogonoff et ménagé le raccommodement entre
elle et la victime, à ces conditions ces deux personnes seraient devenues
amantes et très passionnées ; mais la princesse, faute de songer au saphisme,
tombait en contre-passion, en mouvement subversif ; elle persécutait l’objet
dont elle aurait dû jouir, et cette fureur était d’autant plus grande que
l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de
sa passion, ne lui laissait pas même d’essor idéal. Un engorgement de violence
comme le sont toutes les privations forcées ne se porte pas à de pareilles
fureurs.
D’autres exercent en sens collectif les atrocités que Mme
Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou
en application générale. Odin en avait fait un système religieux et Sade un
système moral. Ce goût des atrocités n’est que contre-effet d’engorgement de
certaines passions. Chez Néron et de Sade, c’était la composite et l’alternante
qui étaient engorgées et chez Mme Strogonoff c’était une branche d’amour 41 .
Ce passage tiré des cahiers consacrés au Nouveau Monde amoureux
témoigne d’une intelligence des mécanismes de la répression tout à fait unique
pour l’époque. Ce serait aller un peu loin que de voir une annonce de la
thérapie freudienne dans l’hypothèse de Fourier selon laquelle Mme Strogonoff
aurait pu être guérie de ses tendances sadiques si quelqu’un l’avait aidée à
reconnaître ses désirs inconscients et refoulés 42 .
Il reste néanmoins vrai que Fourier fait preuve dans ce texte, à propos des
puissances de l’inconscient et du refoulement, d’une connaissance et d’un
discernement rarement égalés avant Freud.
Fourier admet que la répression n’est pas toujours suivie de
conséquences aussi spectaculaires que dans le cas de Mme Strogonoff. Mais
lorsqu’elle n’engendre pas de contre-passions aussi perverses, elle est tout de
même source de souffrance et d’anxiété. Beaucoup d’individus, qui semblent
fortunés aux yeux du monde, sont torturés par « l’inquiétude perpétuelle » qui
résulte de « la pression d’une dominante engorgée, c’est-à-dire [d’une] passion
impérieuse qu’ils ne peuvent ni
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