Fourier

entre d’une part
l’œuvre des « hommes de théorie », d’autre part celle des « hommes d’exécution
». « Le prospectus de notre feuille », écrit pompeusement Lechevalier, «
appelait des exécuteurs. Ils sont trouvés aujourd’hui ». Il est temps désormais
pour les théoriciens de s’effacer et de laisser la place à « ceux qui vont
mettre en pratique ce qu’ils ont trouvé d’immédiatement réalisable dans la
théorie de Charles Fourier ». Au dire de Lechevalier, Baudet-Dulary et Devay
présentent l’entreprise à leurs lecteurs « telle qu’ils la jugent bonne et
faisable ».
    Selon les convenances de la réalité, ils ont modifié
l’acte primitif ; ils ont changé quelques-unes des conditions de l’essai, ils
ont remplacé le nom que nous avions inscrit au fronton de l’édifice comme
signal d’un monde nouveau par une dénomination appropriée aux mœurs et aux
usages des hommes qu’ils appellent au contrat d’association. En cela ils ont
reçu l’approbation de Fourier et de ses disciples. Les théoriciens ont joué
leur rôle, ils ont été rigides, absolus, dogmatiques ; les exécuteurs n’ont pas
manqué au leur, ils sont prudents, modestes, flexibles aux obstacles et dociles
au sens commun de l’humanité.
    Lechevalier conclut son article en soulignant que, dans la
négociation préalable à la mise en œuvre de ses idées, Fourier s’est montré «
aussi facile, aussi accommodant [...] qu’il est ferme et inflexible dans les
calculs de la théorie. “ Je suis le pilote ”, dit-il, “ je vous montrerai les
issues à chercher, les écueils à éviter. Après mes conseils, vous agirez à
votre guise 20 . ”
    En réalité, il semble bien que l’attitude de Fourier eu égard à
l’expérience de Condé fut rien moins que conciliante. A en juger d’après la
correspondance de ses disciples, une forte tension s’instaure dès novembre 1832
lorsqu’il s’agit de discuter des modalités pratiques. Le 23 novembre, Victor
Considerant écrit par exemple que Baudet-Dulary et Devay sont « maîtres de leur
fortune » et que « s’ils voulaient faire aux plans de Fourier des modifications
qui leur parussent nécessaires pour amener des actionnaires, ils seraient
encore dans leur droit et feraient bien ». Et Considerant de poursuivre :
    Monsieur Fourier ne doit pas être maître absolu en choix
des manufactures et cultures. Cela serait au contraire une très mauvaise chose
parce qu’il a, en pratique, des idées entièrement fausses et même ridicules.
Ces manies nous nuiraient beaucoup. Eh ! Mon Dieu, est-ce que nous ne
comprenons pas le Phalanstère ? Ne savons-nous pas qu’il faut pour la Phalange
d’essai des travaux aussi attrayants par eux-mêmes que possible. Et si M.
Fourier s’imagine à tort que tel ou tel travail est répugnant ou attrayant par
lui-même quand l’expérience prouve le contraire, faut-il se coordonner
nécessairement à des idées inexactes qui sont installisées [sic] dans sa tête 21 ?
    En novembre 1832, Fourier est bien loin encore d’abandonner
l’idée de mener à bien l’expérience de Condé. Mais, déjà, il affiche une
attitude plutôt détachée envers la colonie. Le mois suivant, tandis que
Baudet-Dulary et Devay s’efforcent de rassembler des fonds, Fourier commence,
dans Le Phalanstère, à envisager l’intérêt qu’il y aurait à organiser de
multiples Phalanges d’essai 22 . La
correspondance fait par ailleurs état de désaccords entre Fourier et
l’architecte retenu par Baudet-Dulary et Devay. « Je n’ai pas été tenté de vous
écrire depuis quelque temps », écrit-il à Muiron en janvier 1833, « car les
affaires n’allaient pas à mon gré 23 .
»

III
    Durant l’hiver 1832-1833, Fourier demeure à Paris avec la
plupart de ses disciples. La tâche principale reste la publication du
Phalanstère, et ce qu’ils appellent entre eux l’œuvre de « propagation », la
diffusion et la vulgarisation de la théorie par voie d’articles et de
conférences. Devay et Baudet-Dulary se sont néanmoins établis à Condé et
certains disciples parisiens se rendent régulièrement sur le site de la
colonie. En décembre 1832, Victor Considerant est en mesure d’annoncer aux
lecteurs du Phalanstère que des journaliers sont en train de défricher le
terrain et de le préparer pour les plantations du printemps :
    Depuis quelque temps une petite armée de travailleurs
appartenant à trois villages voisins, et divisée en