Fourier
hisser les cochons matin et
soir avec des poulies, pour les faire entrer et sortir 36 .
La lettre continue d’égrener les « vilenies » de Gengembre,
dont, entre autres, la construction d’une bonne douzaine de superbes latrines
portables. « Il ne faut pas se le dissimuler, conclut Fourier, la colonie est
ravagée. »
Tandis que Fourier se désespère, quelques disciples (dont
plusieurs des principaux rédacteurs du journal) quittent Paris pour Condé dans
la chaleur de l’été, afin de tenter un sauvetage de la colonie. Parmi eux se
trouvent Considerant, Transon et Paul Vigoureux, ainsi que de nouvelles recrues
comme A. Maurize, Alphonse Morellet, le capitaine Gérardin, de Besançon,
Adolphe Brac de La Perrière de Lyon et le républicain espagnol Joachim Abreu.
Certains d’entre eux, comme Brac de La Perrière, sont de jeunes provinciaux
fortunés ; d’autres sont ingénieurs polytechniciens ; Abreu est un ancien
officier de marine. Tous se lancent dans le défrichage, le labourage, les
plantations d’arbres fruitiers entamés au printemps par les journaliers de
Baudet-Dulary. Il faut ériger des bâtiments. L’architecte Gengembre est
finalement congédié fin juillet, mais il faut terminer les logements
provisoires qu’il avait commencé de bâtir. On entame également la construction
d’une briqueterie sur les bords de la Vesgre. Et sur un promontoire qui domine
toute la propriété, on jette même les fondations d’une des deux ailes du
Phalanstère.
Le 19 juillet, Lechevalier fait état dans le journal de la «
grande activité » déployée à Condé par « nos plus chauds associés 37 ». Mais sur place, les choses paraissent
moins roses que vues de Paris. Malgré tout le travail accompli, très peu de
disciples semblent savoir exactement ce qu’ils font à Condé ; à mesure que
l’été avance, la tension monte entre les journaliers et les disciples des
classes moyennes, jusqu’à frôler la violence 38 .
Au moment même où Lechevalier publie son rapport optimiste dans Le Phalanstère,
Considerant, qui dit « tomber de fatigue », écrit à Pellarin pour lui faire
part du chaos qui règne à Condé et le dissuader d’amener des visiteurs 39 . Ceux qui passent outre sont frappés par
l’absence d’organisation et d’enthousiasme, par l’atmosphère morose qui règne à
Condé. Longtemps après, dans ses Mémoires épisodiques d'un vieux chansonnier
saint-simonien, Jules Vinçard se rappelle « la profonde déception » qu’il a
ressentie devant « l’aspect morne et glacial » de la colonie et des gens qu’il
y a rencontrés un jour d’été en 1833 : « Le terrain nouvellement défriché était
nu et noir comme si l’incendie y eût passé. Pendant le repas [...] un silence
profond régnait chez tous ; point de causeries, point de rire, point d’abandon
entre tous ces travailleurs réunis. » A la fin du repas, Vinçard les amuse de
ses chansons et parvient à les tirer de leur léthargie, mais, se souvient-il, «
pendant le cours de ma chanson j’avais remarqué que M. Baudet-Dulary [...]
était resté les deux coudes appuyés sur la table, la tête dans ses mains et
réfléchissant profondément ; lorsque j’eus terminé il se leva et dit avec
émotion : “ Voilà ce qui nous manque ici, c’est l’entrain, l’expansion. ”
“ Mais alors ” », répliqua Vinçard, « vous lutterez vainement contre le vieux
monde 40 . »
A la mi-août, il est clair pour ceux qui vivent à Condé que rien
de décisif ne sera accompli durant l’été. Une vaste somme d’argent a été
engloutie, pour de maigres résultats en apparence.
Il est vrai que des centaines d’arbres ont été plantés, que
malgré la sécheresse de l’été le potager prospère, que le moulin a été réparé
et agrandi, une briqueterie construite, et un complexe de bâtiments de ferme
avec « des logements pour 60 personnes, des salles communes, un atelier de
forge et de charronnage, un atelier d’ébénisterie et de menuiserie, et de
vastes étables 41 ». Mais tout cela
est destiné à une communauté qui ne pourra voir le jour sans une mise de fonds
bien supérieure à ce que possèdent Baudet-Dulary et tous les autres disciples
réunis.
Le 16 août, Fourier signe l’entrefilet suivant dans la dernière
page du Phalanstère :
Les travaux préparatoires de la Colonie de
Condé-sur-Vesgre ayant essuyé des retards, elle ne pourrait pas entrer en
mécanisme d’industrie attrayante pendant la
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