Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
les gemmes, à ceci près qu’un léger rouge aux joues et une respiration précipitée trahissaient son impatience.
Se retournant, elle regarda son père avec une telle adoration que j’en eus le cœur déchiré.
— Papà est si bon de me permettre de venir ce soir, tu ne crois pas ? Ma première grande soirée. Il dit que je vais rencontrer des tas d’hommes importants.
Oh oui, pour sûr, elle allait faire quantité de rencontres. Il suffisait de regarder Borgia observer sa fille unique d’un air d’indulgence affable pour comprendre quelle était la véritable raison de sa présence ce soir-là.
Il Cardinale avait entamé une partie de cartes pour tenter de gagner le prix suprême, et Lucrèce (ma douce, mon adorable Lucrèce) n’était rien de plus qu’un bel atout à poser sur la table au moment voulu.
— Reste avec elle, me chuchota-t-il en passant devant moi, pour qu’elle n’entende pas. Elle sera assise à côté de Sforza. Assure-toi que tout se passe bien.
Il n’y avait que Borgia pour ne pas trouver curieux de demander à son empoisonneuse de chaperonner pour sa fille. Non que Madonna Adriana fût absente ; elle était même bien là, tout en soie pourpre, perles chatoyantes et coiffure rehaussée d’une couronne de plumes dorées. Elle venait de prendre la main et de baiser la bague de… Mes yeux étaient-ils en train de me trahir ? Ce jeune homme à l’œil vigilant et au sourire crispé était-il vraiment le Cardinal… ?
Par discrétion professionnelle je me dois de jeter le voile sur certains des événements de cette soirée, d’autant plus qu’ils concernent des personnages qui, bien que présents, ne furent pas directement impliqués dans ce qui s’ensuivit. Je me contenterai donc de dire que les invités qui s’attablèrent autour de Borgia ce soir-là formaient une bien curieuse assemblée, faite de descendants de maisons nobles régulièrement en guerre les unes contre les autres mais capables de la plus parfaite amabilité lorsque cela les arrangeait.
Je comprenais à présent pourquoi Petrocchio, que j’avais entraperçu rôdant non loin de là, avait été si nerveux. Bien mieux que moi, il savait nager à contre-courant dans le fleuve de rumeurs qui inonde Rome à chaque saison. Bien mieux que moi, il avait su anticiper qui viendrait. J’échangeai un regard avec le Maestro, le mien à n’en pas douter choqué, le sien expérimenté – et donc résigné. Il alla jusqu’à lever les paumes des mains au ciel et hausser les épaules, comme pour dire : « À quoi vous attendiez-vous ? »
Telle une échoppe un jour de semaine, Borgia était « ouvert » et prêt à faire affaire, comme l’avait si bien résumé Vittoro ; et manifestement il avait raison. Mais l’audace du Cardinal allait au-delà du simple opportunisme. Rassembler sous son toit tant d’hommes puissants en désaccord les uns avec les autres prouverait peut-être son intention de mettre fin aux querelles et de refermer les vieilles blessures. C’était une issue que tous les chrétiens devraient appeler de leurs vœux. Assurément en tout cas, Borgia deviendrait par ce biais le favori du peuple romain, qui est habituellement le premier à souffrir des luttes intestines entre les princes de la sainte Église.
Bien entendu, il y eut également quelques absents notables : della Rovere, naturellement, ainsi qu’une demi-douzaine de cardinaux proches de lui. D’autres étaient encore en route pour Rome, et par conséquent n’auraient pu venir même s’ils l’avaient voulu. Le reste des invités était constitué d’évêques en position de pouvoir à la curie, en d’autres termes principalement des hommes de Borgia, ainsi que d’une poignée d’ecclésiastiques dont on pensait qu’ils feraient du chemin. Madonna Adriana, Lucrèce et moi étions les seules femmes présentes.
— N’est-ce pas merveilleux ? me murmura Lucrèce lorsque nous prîmes place à l’intérieur de la tente en soie, sentant le jasmin et le patchouli. Les tables resplendissaient des plus beaux couverts en or, de la porcelaine la plus fine. Sous nos pieds les tapis turcs étaient aussi moelleux que des coussins. Derrière chaque fauteuil un valet de pied attendait que l’on s’assoie pour nous servir, se hâtant d’étaler un carré du lin blanc le plus raffiné sur nos genoux et de nous proposer du vin dans des coupes émaillées de pierres précieuses.
— Incroyable, répliquai-je, même si à
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