Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
la vérité j’étais davantage stupéfaite devant le nombre d’hommes suffisants et ambitieux présents que du luxe ostentatoire dont la maison des Borgia fit montre ce soir-là. Il y avait tant de rivaux et d’ennemis rassemblés autour de la même table qu’il ne me restait plus qu’à prier que personne ne profiterait de l’occasion pour verser un goutte de liquide dans une coupe ou un plat. Pour peu que cela soit fait dans les règles de l’art, ce genre d’empoisonnement est quasiment impossible à détecter à temps pour sauver celui qui en est victime. Qui plus est, si le meurtrier est suffisamment hardi, il peut détourner les soupçons en s’assurant que d’autres invités, lui-même compris, reçoivent ce même poison à petite dose, dans le but de faire croire qu’eux aussi étaient visés. Quelques bons vomissements fournissent un excellent alibi. Mais je suis sûre que vous n’avez que faire de savoir de telles choses, et je devrais bien me garder de vous les confier.
Alors que l’on s’attablait, j’eus l’occasion d’examiner Sforza, qui était occupé à bavarder avec l’évêque à sa droite. Le bruit courait que le banquet qu’il avait donné en l’honneur du prince napolitain Ferdinand de Capoue au palais de Son Éminence dans le Trastevere, plusieurs mois auparavant, était d’un faste défiant toute description. Assurément, Borgia avait dû en entendre parler. Je me demandais bien comment Il Cardinale allait s’y prendre pour le surpasser.
Le frère du duc de Milan approchait de la quarantaine, mais avait l’air plus jeune. Il était en bonne forme, sauf au niveau du visage, qu’il avait rondelet et pourvu d’un double menton. Ainsi, d’après Vittoro, il aspirait à obtenir la papauté pour lui-même ; mais même la puissance de son frère ne pouvait masquer le fait que sa jeunesse ne saurait faire de lui un candidat sérieux.
Le danger qu’il y a à élire un pape trop jeune est évident. Ce n’est pas qu’il s’avérera nécessairement inepte (les compétences sont au mieux secondaires, s’agissant de la papauté ; bien plus importante est la capacité à se montrer rusé comme le renard), mais bien qu’il vivra trop longtemps, privant ainsi les autres de leur chance. Les hommes plus âgés, de préférence enclins aux écarts de conduite et ayant peu de chances de vivre beaucoup plus longtemps, ont par conséquent tendance à être favoris.
À soixante et un ans, Borgia aurait dû avoir l’avantage, mais tout le monde savait qu’il était de nature robuste et bien plus vigoureux que beaucoup d’hommes ayant la moitié de son âge. Cet élément allait jouer contre lui.
Sforza avait tourné son attention vers Lucrèce, qui rougit de façon charmante. Il était en train de lui demander si elle aimait la musique et elle l’assurait que c’était le cas, lorsque je me souvins que le cardinal était le cousin du jeune et toujours célibataire Giovanni Sforza, seigneur de Pesaro et Gradara. Si je me souvenais bien, il avait dans les vingt-cinq ans – le double de l’âge de Lucrèce, donc. Même au regard des critères en vogue à notre époque, la jeune fille était encore trop jeune pour se marier, mais certainement pas pour se fiancer (une fois de plus), si son père en avait décidé ainsi.
Mais il était impossible qu’une promesse de mariage seule suffise à garantir le soutien de Sforza, d’autant plus s’il convoitait la papauté pour lui-même. J’étais en train de me demander ce que Borgia allait bien pouvoir lui promettre d’autre lorsque le premier plat – langue d’alouette au miel – fut servi.
Ce genre de dîner étant l’occasion pour les maestri della cucina de déployer leurs talents les plus exotiques, il est plus sage de faire un bon repas avant de s’attabler. L’entrée présageait d’un dîner des plus lourds, composé de mets tels que le cygne, le marsouin et le sanglier farci à la venaison elle-même farcie au cochon de lait, un plat populaire en cette saison, ne me demandez pas pourquoi. Pour moi, rien ne vaut un bon poulet ; mais je digresse.
J’étais en train de siroter un agréable vin rouge, légèrement frais mais point trop corsé pour une belle soirée d’été telle que celle-ci, lorsque je regardai par hasard du côté de l’entrée de la tente. J’aimerais croire que la coupe ne me tomba pas des mains car je suis de nature forte, mais elle faillit bien. Je réussis à peine à la reposer sans
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