Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
tentaient d’esquiver les patrouilles armées de gourdins, embauchées par les commerçants pour donner tout au moins l’illusion de la sécurité. Tout cela au beau milieu de tas d’ordures, de déchets et de fumier, qui venaient ajouter leurs effluves aux paniers suspendus et autres treillis de plantes grimpantes envahissant même la plus modeste des ruelles.
Je passai devant la rue des fabricants d’arbalètes, puis celle des fabricants de coffres, regardai brièvement ce que proposaient marchands de tissus et orfèvres, et arrivai enfin Via dei Vertrarari, où les verriers s’étaient regroupés.
J’étais déjà venue, à maintes reprises même, mais cela ne m’empêcha pas d’hésiter avant de tourner dans la rue. Dans une ville qui se nourrit des commérages, la nouvelle de ma promotion au sein de la maison des Borgia m’avait sûrement devancée. Consciente d’être la cible de plusieurs regards, je passai promptement devant une dizaine d’échoppes et m’arrêtai enfin devant un modeste immeuble en bois à moitié caché par les bâtisses voisines.
Un petit garçon à la tignasse brune, la douceur de la petite enfance subsistant encore dans ses traits, était en train de jouer aux billes, assis en tailleur par terre, tout en montant la garde devant un petit étal d’objets en verre. Il resta bouche bée en me voyant, puis se leva d’un bond et courut à toute vitesse pour se jeter sur moi et m’enlacer la taille. En m’agenouillant pour prendre ses mains dans les miennes, je me surpris à sourire.
— Donna Francesca, s’exclama-t-il avant de s’écarter un peu, pour mieux me regarder. Tu vas bien ?
Me tapotant la joue de sa petite main sale, il ajouta :
— Je suis tellement désolé pour ton papa. Tu dois être très triste.
Ma gorge se serra et l’espace d’un instant je n’eus pas le courage de parler. J’avais vu Nando grandir, depuis qu’il était tout bébé dans ses langes, riant devant ses pitreries et le dorlotant lorsqu’il s’était fait bobo ou devait surmonter une frustration. S’il y avait jamais un moment où l’envie d’avoir un enfant à moi se faisait sentir, c’était en sa compagnie.
— Je suis triste, répondis-je, car je n’aurais su lui faire l’affront de lui mentir, mais je suis également très heureuse d’être ici avec toi.
Satisfait de ma réponse, il me lâcha et fila à toute vitesse à l’intérieur. À peine eus-je le temps de me relever qu’un homme qui n’avait pas trente ans, grand, solidement charpenté, son torse nu recouvert d’un tablier en cuir, sortit de l’échoppe.
— Francesca !
Je parvins à lui adresser un sourire qui, je l’espérais, dissimulait ma gêne. Rocco Moroni était arrivé à Rome quelque six années auparavant, apportant dans ses bagages le don rare que possèdent les artisans verriers et un fils orphelin de mère. Mon père avait été l’un de ses premiers clients. Combien de fois l’avais-je regardé à la dérobée lors de nos fréquentes visites à son échoppe… car il était sans conteste bel homme. L’hiver précédent, il était venu voir mon père afin d’évoquer la possibilité d’un mariage entre nous. J’en étais arrivée à la seule conclusion possible, à savoir que dans son innocence il ne s’était pas rendu compte que l’intérêt que je portais au métier de mon père allait bien au-delà de celui d’une enfant obéissante. Car quel homme oserait se lier délibérément à une créature versée dans l’art des ténèbres ? De même, il était impossible qu’il soupçonne la présence de ténèbres encore plus grandes en moi, là où rôde mon cauchemar.
Pendant plusieurs jours après la demande de Rocco, j’avais lutté pour me convaincre que j’étais capable d’être la femme que Nando et lui méritaient tous deux, avant de concéder ma défaite avec un mélange de soulagement et de tristesse qui me hantait encore. Rocco avait paru accepter mon refus de bonne grâce, mais il était devenu plus vigilant en ma présence, comme s’il prenait conscience après coup que j’étais en fait un être plus complexe qu’il n’avait bien voulu le croire au départ. Ce jour-là, toutefois, il m’eut l’air seulement gentil et accueillant. Il jeta un regard furtif des deux côtés de la rue avant de retourner à l’abri dans son échoppe.
— Venite , il y a des oreilles qui traînent, dehors. Venez à l’intérieur.
Je le suivis dans la pièce sombre et
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