Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia

fraîche qui constituait le rez-de-chaussée. Il referma la porte derrière nous et me regarda attentivement, ses yeux d’un marron profond brillant de compassion.
    — Je suis sincèrement désolé pour ton père. Nous sommes venus au palazzo…
    Il inclina la tête vers Nando, qui se tenait à côté et nous regardait tour à tour.
    — Nous voulions te présenter nos condoléances, mais ils ont refusé de nous laisser entrer, et même de reconnaître ce qui s’était passé.
    — Ils l’ont enterré de nuit.
    Je n’avais pas eu l’intention d’en parler, mais en présence d’un homme dont j’avais la certitude qu’il avait été l’ami de mon père et, osais-je l’espérer, qui restait le mien, il fallait que la douleur de ma perte s’exprime.
    — Au cimetière de Santa Maria. À la hâte, comme s’ils pensaient pouvoir dissimuler ce qui était arrivé.
    Rocco acquiesça d’un signe de tête. Il tendit une main comme pour me consoler, mais la laissa retomber dans l’espace qui nous séparait.
    — Giovanni est avec notre Seigneur à présent, dit-il gentiment. Il a laissé les vicissitudes de ce monde pour la joie éternelle au Paradis.
    Sa conviction me donnait mauvaise conscience, moi qui n’en avais pas. Je l’enviais tout autant que je m’agaçais de le voir accepter une chose que, pour ma part, je ne pouvais que remettre en question.
    Comme s’il comprenait la peur que de tels doutes provoquaient en moi, il ajouta :
    — Ton père était un homme bon, au fond. Je suis sûr que le Seigneur, béni soit-il, le recevra. D’autre part, il…
    — … obéissait aux ordres d’Il Cardinale, l’interrompis-je, prince de notre Mère la sainte Église, qui lui a donné l’absolution. C’est ce que je me dis. J’espère seulement que cela sera suffisant.
    S’agissant de moi, qui avais tué sans l’aval d’Il Cardinale et même pire, en opposition à son souhait, je ne pouvais que m’interroger sur le prix qu’il me faudrait payer dans l’au-delà.
    Le large torse du verrier se souleva puis retomba dans un profond soupir.
    — Cara , je crois en un Dieu aimant, un Dieu qui pardonne…
    Songeant à la présence de son fils, il n’alla pas plus loin, mais je compris. Rocco avait lui aussi besoin de croire à la clémence divine. Alors qu’il n’était encore qu’un enfant, à peine plus âgé que son fils, on l’avait fait entrer chez les dominicains et il était resté moine pendant plusieurs années. Seul l’amour qu’il portait à une jeune femme l’avait poussé à quitter l’ordre pour l’épouser, puis prendre soin de leur fils lorsqu’elle était morte en couches. Pour avoir commis de tels actes charnels, il pouvait encore être traqué, châtié et jugé comme un traître à sa foi, par les mêmes hommes qui entretenaient leurs fonctions sacerdotales comme ils entretenaient leurs maîtresses, et complotaient pour faire avancer les enfants qu’ils avaient eus avec elles.
    Cela en disait long sur l’état de la sainte Église catholique. Quant à l’état de l’âme humaine…
    J’esquissai un sourire rassurant pour le petit garçon aux yeux rivés sur nous et m’écartai, faisant semblant de m’intéresser à un vase en verre posé dans une niche sur le mur du fond.
    — Mais je m’égare. Je suis venue parler affaires.
    Rocco lança un regard à son fils et lui fit un signe de tête.
    — Nando, va à la boulangerie et rapporte-nous une belle miche de pain frais, d’accord ? Dis à Maria que j’en veux une tout juste sortie du four, et tant que tu y es, prends-toi un biscotto.
    Il sortit une pièce de sa poche, qu’il lança en l’air ; l’enfant la rattrapa, nous adressa un large sourire, ouvrit la porte et dévala la rue en courant.
    Lorsque nous fûmes seuls, Rocco ouvrit un buffet et en sortit une carafe de vin et deux coupes. Les ayant toutes deux remplies, il m’en tendit une.
    — Nous n’avons que quelques minutes devant nous. Dis-moi, est-ce vrai ce que j’ai entendu ? Est-ce que tu as…
    J’avais redouté ce moment où je devrais admettre les actes que j’avais commis et faire face à la possibilité que Rocco se détourne de moi, d’écœurement. Comme lorsque Borgia m’avait demandé des explications, les mots sortirent en un flot effréné.
    — J’ai fait ce que j’avais à faire. Mon père a été assassiné et personne n’a levé le petit doigt pour conduire ses meurtriers devant la justice. Il ne me reste plus qu’à m’en