Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
charger moi-même. Mais en tant que femme, sans pouvoir ni influence, comment espérer y arriver ? Je n’avais pas le choix. D’autre part, ajoutai-je, enhardie de le voir me regarder avec toujours autant d’inquiétude mais sans signe d’horreur, l’Espagnol était loin d’être un innocent. Si sa réputation n’est pas usurpée, il avait tué à maintes reprises.
Rocco m’examina un moment, puis demanda :
— Recherches-tu la justice… ou bien la vengeance ?
Je compris que cette question était essentielle pour lui, car elle attestait de l’état de mon âme. Pourtant j’étais réticente à lui répondre.
— Cela fait-il une différence, dans le cas de mon père ?
Si Rocco était resté chez les dominicains, je suis convaincue qu’il aurait montré un certain talent pour le débat théologique. Sa propension à s’aventurer sur ce terrain m’agaçait parfois, mais je ne nierai pas que dans mes pires moments de doute, je me suis toujours adressée à lui. Il a été, et restera, l’étoile capable de guider ma barque sur les eaux sombres.
— Bien sûr que cela fait une différence, rétorqua-t-il. La justice est au service du bien commun. La vengeance est purement personnelle, et par conséquent égoïste. Elle ne peut trouver grâce aux yeux de Dieu.
— Ne me demande pas de ressentir les choses de façon impersonnelle concernant les meurtriers de mon père. Lorsqu’ils paieront, et ils paieront, le monde ne s’en portera que mieux.
Rocco ne contesta pas mes propos, mais souleva un autre sujet d’inquiétude.
— C’est bien beau, mais qu’en est-il de Borgia ? Maintenant que tu es à son service, ne va-t-il pas attendre certaines choses de toi ?
Je pris une gorgée du vin frais et gouleyant dans l’espoir qu’il me calmerait, puis haussai les épaules.
— Il peut bien attendre ce qu’il veut, mais contrairement à ce que dit la rumeur, il recourait aux services de mon père avec la plus grande parcimonie, et seulement en dernier ressort. Je ne vois pas de raison que cela change.
À mon grand soulagement, Rocco sembla rassuré de ma réponse, tout au moins suffisamment pour passer à autre chose.
— Que sait-on des meurtriers de Giovanni ? demanda-t-il.
— L’intendant du Cardinal m’a fait savoir que c’étaient des voyous qui n’avaient d’autre intention que de le voler. Et pourquoi pas ? Nous savons tous que Rome est une ville dangereuse.
— Oui, bien sûr, mais pourtant… (Il me regarda attentivement.) Tu n’y crois pas, n’est-ce pas ?
J’hésitai. Je faisais confiance au verrier mais je n’étais pas certaine de vouloir l’impliquer plus encore dans mes problèmes que je ne le faisais déjà, simplement par ma présence dans son échoppe.
— Quelque chose préoccupait mon père ces derniers temps, dis-je finalement. Je ne sais quoi mais il s’était mis à prier à toute heure du jour, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. À plusieurs reprises, je l’ai trouvé à genoux, presque en larmes. Il ne voulait pas me dire ce qui le tourmentait, mais il était en train de prendre des dispositions pour m’envoyer à la campagne quand il a été tué.
— Tu penses que cela avait à voir avec son travail pour Il Cardinale ?
— J’ai du mal à croire que cela pourrait être autre chose. Mon père vivait pour son travail et pour moi. Il n’avait rien d’autre dans sa vie, du moins pas à ma connaissance.
— Mais il a été au service du Cardinal pendant tant d’années. Pourquoi aurait-il été pris de tourment maintenant ?
— Je ne sais pas, admis-je. Peut-être sa charge était-elle devenue trop lourde à porter.
Le deviendrait-elle également pour moi un jour ?
Je posai la coupe et regardai dehors dans la cour, là où le four dont Rocco se servait pour transformer du sable ordinaire en œuvres d’une beauté sans pareille brûlait nuit et jour. Dans le foyer ouvert, je voyais les flammes danser, et arrivais presque à sentir leur chaleur purificatrice. Pourtant, cette vision me fit trembler comme si un froid profond et incontrôlable venait de s’abattre sur moi.
— Mais je sais, ajoutai-je, que je ne trouverai pas le repos tant que je n’aurai pas découvert qui l’a tué. Tant que je n’aurai pas retrouvé les responsables, et que je ne les aurai pas fait payer. C’est le moins que je puisse faire.
Nando revint quelques instants plus tard, s’immisçant dans le silence qui avait suivi mes propos avec une excitation
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