Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia

soumettant les accusés à de longues séances de torture. Manifestement il n’a pas le temps, ici.
    — Mais alors, qu’espère-t-il réussir à… ? commença David.
    — Que lui manquait-il, à La Guardia ? le coupai-je en répondant à ma question d’un même souffle. Il n’y avait pas de corps. Il avait beau prétendre qu’un petit chrétien avait été crucifié, il n’y avait aucune preuve. Aucun enfant n’était même porté disparu.
    Mon regard se tourna vers Benjamin, qui nous observait tous trois avec une grande attention. Benjamin, qui tentait de se faire une place dans les rues comme tant d’autres petits abandonnés ou orphelins, garçons et filles ; mais l’ironie du sort voulait qu’en ce cas précis il soit protégé par la marque de l’alliance d’Abraham, qu’il portait sur son corps. Jamais on ne le prendrait pour un enfant chrétien, et c’était précisément ce dont Torquemada avait besoin.
    — Mon Dieu… murmura Sofia en approchant une main à ses lèvres.
    Même David en pâlit. Un prêtre capable d’orchestrer le meurtre rituel d’un enfant pour parvenir à ses fins diaboliques, c’en était trop pour lui.
    Mais pas pour moi, qui trouvais l’idée d’une limpidité confinant à l’irréfutable.
    — Même quelqu’un comme Torquemada serait incapable de simplement arriver à Rome et en quelques jours perpétrer un tel crime, dis-je, les pensées se bousculant dans ma tête. Il a nécessairement un allié, quelqu’un sur place prêt à agir.
    David et Sofia s’exclamèrent de concert :
    — Morozzi.
    J’acquiesçai d’un signe de tête.
    — C’est forcément cela. Avec tout ce qu’il a à faire en ce moment en Espagne, quelles sont les chances que le Grand Inquisiteur fasse le long voyage jusqu’à Rome de sa propre initiative ? Morozzi doit être en contact avec lui.
    — Si le nouvel édit avait été signé, Torquemada serait ici pour célébrer l’événement, continua David lentement. Entre ça et le récent édit espagnol, le triomphe aurait été total pour tous ceux qui cherchent à nous détruire. Mais étant donné que rien n’est encore fait…
    — Et que tout dépend du prochain pape, précisai-je, Morozzi a toutes les raisons de vouloir le plus célèbre ennemi des juifs de notre temps à ses côtés, pour pousser Borgia à la défaite grâce à son nom et son prestige.
    Je me levai, comprenant clairement ce qu’il n’allait pas manquer d’arriver très rapidement.
    — Je dois faire prévenir Rocco. Il se mettra en contact avec frère Guillaume. Torquemada va loger au chapitre dominicain pendant son séjour. D’une manière ou d’une autre, nous devons découvrir exactement ce que Morozzi et lui mijotent, si on veut les arrêter.
    David s’était lui aussi dressé d’un bond. Il semblait s’être à peu près remis du choc et réfléchissait déjà à quoi faire de son côté.
    — Nous aussi on a nos sources, lança-t-il évasivement.
    Je compris qu’il voulait parler des conversi vivant un peu partout dans Rome et pouvant être contraints, s’ils tenaient à garder l’anonymat, à coopérer avec lui.
    — Je vais tenter d’obtenir le plus d’informations possibles.
    Benjamin se tenait à ses côtés et me regardait solennellement.
    — Moi aussi. (Il hocha la tête en direction de l’entrée du ghetto.) Là-bas, personne ne sait que je suis juif. Autour du Campo, partout, ils pensent tous que je suis un garçon des rues comme eux. Si quelqu’un manque à l’appel, je le saurai.
    — C’est Morozzi qui trouvait les garçons à saigner pour Innocent, fis-je. S’il était capable de faire cela, il peut…
    — Tu penses que Vittoro pourrait poster un garde à l’intérieur de l’école des cantoretti, afin de garder un œil sur les enfants ? demanda David.
    — Si lui ne peut pas, répliquai-je, Borgia devra s’en charger lui-même.
    Au loin, j’entendis les cloches sonner l’heure de la tierce. La matinée avançait et ne serait bientôt plus. Dans quatre jours, il était prévu que les cardinaux soient enfermés dans le conclave. Avant cela, Morozzi devait convaincre le peuple de Rome de se soulever contre les juifs.
    Et pour ce faire, il lui fallait tuer un enfant.
    — Nous n’avons pas de temps à perdre, m’exclamai-je avant de les quitter précipitamment, suivie d’un Jofre interloqué, pour retourner au plus vite au palazzo.

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    L e soir venu, nous avions appris beaucoup de choses ; mais pas encore