Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
tout enfantine. Il patienta, incertain, jusqu’à voir son père sourire. Lui prenant la miche de pain des mains, Rocco fit mine de respirer sa bonne odeur avec grand plaisir.
— Bravo, mi figlio . Viens, assieds-toi, et mangeons.
Le festin que nous fîmes de pain, de fromage, de saucisson et une autre coupe de ce bon vin me détendirent un peu. Assurément, j’étais de meilleure humeur au moment de repousser nos assiettes.
— De quoi as-tu besoin ? demanda Rocco lorsque nous eûmes terminé.
Ne tardant pas davantage, j’annonçai :
— Principalement des tubes, très fins, comme ceux que tu as fabriqués pour mon père l’an dernier. Ils sont de très bonne qualité mais finissent par se casser après un certain temps, c’est inévitable. J’ai également besoin d’autres pipettes, ainsi que de vases à bec, de ballons à chauffer et de plusieurs lentilles.
Je sortis un papier de ma poche et le posai sur la table.
— Voici la liste. Le Cardinal a été très généreux, l’argent ne sera pas un problème.
Rocco écarta cette remarque d’un geste comme si elle n’avait pas d’importance, mais j’étais tout de même fière d’avoir été en mesure de la faire. Fière, également, lorsqu’il se pencha sur la liste d’un air sérieux et lui accorda toute son attention.
— Tout me semble en ordre, mises à part les lentilles. Il me faudra peut-être trouver quelqu’un pour te les fabriquer.
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Du moment qu’il est discret.
— Il ne ferait pas long feu dans notre métier s’il ne l’était pas.
Nous le savions tous deux sans avoir besoin de le dire, le type de matériel que je recherchais et que Rocco fabriquait était vu par beaucoup comme indispensable aux serviteurs du Diable. Car qui d’autre chercherait à sonder si intimement les secrets de la nature, à transformer la matière en une chose nouvelle et potentiellement dangereuse, voire à tenter de comprendre l’essence même de la Création ? C’était l’apanage de Dieu, non de l’Homme, comme toute personne sensée devrait le savoir – assurément.
Et pourtant, ici à Rome et ailleurs dans les États italiens, jusqu’à la France et les Pays-Bas, même (disait-on) dans la lointaine Angleterre, des hommes et des femmes audacieux étaient prêts à donner leur vie, inspirés par la conviction que la foi n’est pas un substitut à la connaissance.
Il se murmurait même que certains avaient osé se regrouper pour se soutenir mutuellement, et se faisaient appeler du nom de ce qu’ils souhaitaient le plus ardemment apporter au monde : Lux, la lumière. Si mes soupçons étaient fondés, mon père en avait fait partie.
Mes affaires étant réglées, je m’attardai un peu, profitant de la compagnie de Rocco et Nando. L’amour qu’ils éprouvaient si visiblement l’un pour l’autre me ramenait à tout ce que j’avais perdu, mais cela n’en restait pas moins un réconfort de savoir une telle affection possible dans un monde qui semblait devoir plonger toujours plus avant dans la spirale des ténèbres et de la perdition.
Lorsque finalement je me levai pour prendre congé, Rocco m’accompagna à la porte. M’effleurant le bras, il me dit à voix basse, pour que le petit garçon n’entende pas :
— Le meurtre de Giovanni a choqué tout le monde, mais jusqu’ici les langues ne se sont pas encore déliées. Ça ne durera pas. Si j’entends quoi que ce soit, je te le ferai savoir. En attendant, prends bien soin de toi, Francesca. C’est ce qu’aurait souhaité ton père.
Je hochai la tête en signe de gratitude. Si Rocco avait de prime abord l’air d’être un homme simple, voire humble, la nature de son travail impliquait des contacts à l’université, dans les grandes familles, et même au sein de la curie elle-même, à ce que l’on racontait. Fatalement, cela signifiait aussi qu’il était au courant d’un grand nombre de secrets. Il était possible qu’il connaisse les personnes avec lesquelles mon père avait été en relation, personnes qui à leur tour auraient peut-être quelque information à lui donner concernant les circonstances de sa mort. Il était même possible que Rocco lui-même fasse partie de Lux, si l’on partait du principe qu’une telle confrérie existait vraiment. Mon père ne s’étant jamais confié à moi directement à ce sujet, je ne pouvais guère escompter que Rocco avoue y jouer un quelconque rôle. Mais je savais que je
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