Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
promenade imaginaire au départ du palazzo, en direction de l’est ; je passai l’ancienne muraille servienne et entrai dans la vieille ville. Au loin, je vis le Quirinal, la colline où Romulus avait retenu les Sabines captives. Le coffre de mariage de ma mère, que mon père avait conservé pour moi et qui est toujours en ma possession, est orné de scènes de leur enlèvement. Si vous trouvez ce choix étrange pour une jeune mariée, sachez que le grand Tite-Live (qui fait tout de même autorité en la matière) nous dit qu’en échange d’accepter des époux romains, les Sabines accédèrent à des droits qui feraient la joie des femmes d’aujourd’hui.
Si je le pouvais, je demanderais à ma mère quels espoirs elle avait nourris en se mariant, et s’ils avaient été comblés dans le bref intervalle de temps où mon père et elle étaient restés ensemble. Mais pour moi elle n’est qu’une ombre sans visage ni voix, qui apparaît de temps à autre dans mes rêves pour disparaître à l’instant même où je tends la main vers elle.
S’agissant de mon père, les choses sont différentes. Dans le rêve qui m’emporta brièvement ce soir-là, il marchait à mes côtés, une présence tranquille que je n’osais regarder en face de crainte que lui aussi ne disparaisse. Depuis sa mort, tout ce dont j’avais rêvé, c’était du corps mutilé et ensanglanté sur lequel j’avais pleuré. Quelle douce délivrance de sentir ce qui semblait être sa présence vivante. Jamais je n’aurais fait quoi que ce soit qui puisse le troubler.
Nous passâmes en silence le Viminal, la plus petite des collines de Rome (et la moins intéressante), en chemin vers l’Esquilin, qui s’élève majestueusement au-dessus des restes du Colisée. Ici se dresse la basilique Sainte-Marie-Majeure, où mon père et moi étions si souvent venus admirer l’intérieur et allumer un cierge devant l’icône de la Vierge Marie, dont on disait que saint Luc lui-même l’avait peinte. Alors que je m’attardais devant en esprit, la flamme vacillante du cierge grossit jusqu’à devenir le soleil levant entamant sa course au-dessus du Capitole.
— La plus haute colline de Rome, celle qui fait sa gloire, dit mon père.
D’un bras presque diaphane, il balaya d’un geste ce que j’avais sous les yeux. Un peu plus loin se situait la basilique Sainte-Marie d’Aracœli, en haut de la colline où, selon la légende, une sibylle aurait prédit la venue du Christ.
Je restai en arrière, ne tenant pas à monter les hautes marches menant à l’église. À ses pieds, les condamnés étaient exécutés directement en vue du Paradis qu’ils n’atteindraient jamais, prétendait-on.
Mon père, ou disons plutôt son ombre, n’insista pas. Nous reprîmes notre marche, contournant le Cælius et ses anciennes ruines, et nous dirigeant vers le sud et le Palatin, où les jumeaux Romulus et Remus avaient été découverts à la naissance et où la ville de Rome trouvait son origine. Comme cela arrive souvent dans les rêves nous nous retrouvâmes tout à coup ailleurs, en haut de l’Aventin, où selon la légende, peu de temps avant que son frère ne le tue, Remus aurait tiré un mauvais présage du comportement des oiseaux.
— Rome a été fondée dans le sang, entendis-je mon père proclamer, et cette tache sera sienne pour l’éternité.
Vers l’ouest, je vis le fleuve s’empourprer au soleil couchant. Il me semble avoir crié, bien que je ne puisse en être certaine. J’essayai bien de me réveiller mais un poids semblait m’attirer vers le bas, vouloir me retenir dans le monde des rêves.
— N’aie pas peur, Francesca, me dit mon père.
Je me retournai tout à coup et le vis apparaître devant moi non comme un fantôme mais comme un homme. Il semblait si réel, dans sa tunique et ses chausses habituelles, exactement tel que je l’avais vu au dernier matin de sa vie – comme s’il n’était pas sur le point d’ouvrir cette porte et de m’abandonner pour toujours.
— Pardonne-moi, lui dis-je, mais je doute qu’il m’ait entendue. Le monde dans lequel il était toujours vivant et en bonne santé était en train de s’effacer sous mes yeux. Je me retrouvai bientôt dans celui qui était devenu mien, depuis que j’avais suivi ce chemin qu’il n’avait jamais voulu pour moi, un chemin dont il savait, j’en suis sûre, qu’il ne pouvait mener qu’aux ténèbres.
À un moment donné dans la nuit j’avais dû
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