Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
peaufinèrent leur stratégie à l’aide de plusieurs fiasques de vin, César s’exclama :
— Francesca est en train de s’endormir.
— Bien sûr que non, articulai-je, mais non sans difficulté, et pour être honnête je m’étais assoupie une fois ou deux.
— Emmène-la se coucher, proposa Borgia, et César sembla y réfléchir.
Il se pencha vers moi, me prit la main et la porta à ses lèvres. Son souffle était chaud, son regard impérieux. Le temps sembla ralentir et l’espace d’un instant, je fus tentée. Si la vie d’un enfant et l’avenir tout entier de la chrétienté n’avaient pas été en jeu…
Je retirai ma main, arrachant un soupir à César qui me fit l’effet d’une vague allant s’écraser sur le rivage. Mes sens paraissaient étrangement aiguisés, tout à coup.
Autour de nous l’air était lourd du parfum de la cire des bougies et du vin, et pourtant, pendant un bref instant, j’aurais juré avoir senti dans mes narines et sur ma langue l’odeur de cuivre caractéristique du sang. Cette étrange sensation me sortit définitivement de ma léthargie.
— Morozzi, lui, ne prendra pas de repos, m’entendis-je dire comme à distance. Nous devons le retrouver avant qu’il ne passe à l’acte.
— Si les anges sont avec nous, il viendra aux obsèques, soupira Borgia.
Je me souvins alors que la messe à la mémoire d’Innocent était prévue pour le lendemain matin. Les cardinaux déjà présents à Rome y assisteraient, ainsi que tous les autres prélats et nobles au grand complet. Borgia lui-même y jouerait un rôle important en sa qualité de vice-chancelier de la curie. Mais à mon avis il ne fallait guère espérer de l’homme le plus recherché de Rome qu’il soit stupide au point de se montrer à ce genre de rassemblement.
Alors, où irait-il ? Certainement pas au castel, maintenant qu’Innocent n’était plus. Au chapitre, dans ce cas ? Ou bien chez della Rovere, en dépit de ce que croyait Borgia ? Où pouvait bien être Morozzi, bon sang, pour que les fameux espions d’Il Cardinale ne l’aient pas encore repéré ?
Rome est un dédale de rues anciennes comme récentes, une cacophonie de bâtiments sans cesse démolis et reconstruits, un chaos parfait les jours où tout va bien. C’est aussi une cité immémoriale, habitée depuis des milliers d’années, en temps de gloire comme de déclin. Sous le palais de Borgia étaient enterrées les vestiges d’une cité bien plus ancienne. Et c’est également vrai du reste de la ville : il suffit d’enfoncer une pelle dans le sol romain pour mettre au jour un monde caché, qui a pour autre nom le passé.
Mais plus que tout c’est le lieu de tous les secrets, d’autant plus nécessaires que les Romains vouent un amour immodéré à la rumeur. La ville se dérobe en grande partie aux regards en érigeant de hauts murs, en protégeant les chemins privés d’immenses portails, en rendant de nombreux passages accessibles uniquement par des bâtiments qui ne paient pas de mine – ce qui fait d’elle la cachette idéale pour celui qui ne veut pas être retrouvé.
Mais enfin, si j’étais Morozzi, où irais-je ?
À peine cette question me vint à l’esprit que je la rejetai : je n’étais pas Morozzi, certainement pas. Il était fou, et moi…
L’odeur de sang se fit plus forte, à tel point que je regardai autour de moi en m’attendant presque à voir quelqu’un en train de saigner. Je regardai mais ne vis rien – à part des souvenirs.
Giulia se tordant dans son lit… le garçonnet tendant ses bras mutilés vers moi… l’homme dans la chambre de torture se vidant de son sang par un seul et bref mouvement de ma main… l’Espagnol et ses lèvres maculées d’écume noire… mon père gisant sans vie dans la ruelle, le crâne fracassé…
— Francesca…
J’étais de retour derrière le mur, regardant désespérément le torrent de sang et sentant le monde pencher jusqu’à tomber dans le précipice.
L’odeur de cuivre s’estompa et je sentis alors des bougies – beaucoup, beaucoup de bougies, bien davantage qu’il n’y en avait dans la pièce où j’étais toujours assise, tout en étant consciente d’être ailleurs. En lieu et place je vis une mer de lumières vacillantes, et au loin j’entendis le chant de la prière.
J’étais à genoux, levant les yeux vers la statue d’une femme qui me regardait à son tour, sourcils froncés dans un visage sinon lisse, comme si
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