Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
j’avais fait quelque chose qui la troublait.
— Pour l’amour du ciel, Francesca !
Une vague odeur de camphre et d’agrumes flottait dans l’air. Je regardai par-dessus mon épaule et vis Morozzi, l’ange déchu, qui me fixait.
— Signorina Giordano ?
— Oui ?
César était agenouillé auprès de moi, ses mains sur mes épaules. Il me secouait avec insistance.
— Francesca, est-ce que tu vas bien ?
Je clignai des yeux une fois, puis deux, et les vis en train de me dévisager d’un air grave. J’avais la gorge très sèche et le plus grand mal à parler ; lorsque je m’y essayai, ma voix me parut tout à la fois aiguë et fluette.
— Je vais bien.
C’était un mensonge. Les cauchemars étaient déjà difficilement supportables. Mais ces visions, comme on peut les appeler j’imagine, étaient une tout autre affaire. Tout le monde fait de mauvais rêves de temps en temps, certains plus souvent que d’autres. Mais être enlevée de ce monde si radicalement et percevoir des images, des sons, et même des odeurs et des goûts appartenant à une réalité totalement autre…
Rocco était convaincu que Dieu avait une raison de vouloir me faire éradiquer l’être malfaisant qu’était devenu Innocent. J’avais désespérément envie de le croire, mais mon cœur redoutait qu’il ne se trompe. Parmi toutes les âmes qui vivaient ici-bas, pourquoi le Tout-Puissant tendrait-Il la main à une créature aussi imparfaite que moi ? Vous me direz que Son Fils avait tendu la sienne à une putain. Mais à en croire l’Église, tout ce dont Marie-Madeleine était coupable, c’était de coucher avec des hommes ; alors que moi on me poussait à les tuer. Tout de même, des deux, j’étais la plus grande pécheresse. Non ?
— Je ne te crois pas, déclara Borgia. Toute cette tension, c’en est trop pour toi. J’aurais dû le savoir…
— Non ! (Je me relevai si prestement que César dut en faire de même. Le mouvement soudain me donna le vertige, mais je passai outre.) Ne dites pas que je suis incapable de faire ce que je dois !
Par-dessus tout, je ne supportais pas l’idée qu’il me croie en proie à quelque maladie et tente d’expliquer ainsi ces moments où j’avais l’impression de sortir de moi-même pour devenir une autre, une créature aux sens et aux perceptions aiguisés qui, loin d’avoir de l’aversion pour le sang, était attirée par lui.
S’il disait cela, il exprimerait à voix haute ma peur la plus profondément enfouie, qui semblait s’intensifier chaque jour un peu plus, ces derniers temps. La peur d’être véritablement damnée, non simplement à cause de mes actes mais à cause de la noirceur de mon âme, une tache que toutes les absolutions de la sainte Église ne sauraient enlever.
Avant que l’emprise de cette peur sur moi ne s’accentue encore, je pris une profonde inspiration et me forçai à parler calmement.
— Je vous assure, tout va bien pour moi. Vraiment. Ce qui ne va pas, c’est de rester assis comme cela à parler quand Morozzi est dehors, quelque part, en train de s’organiser à sa guise.
— Nous avons déployé des centaines d’hommes pour fouiller la ville, fit observer César à raison. En plus de l’armée d’espions de mon père. Crois-tu vraiment pouvoir faire mieux qu’eux ?
— Je ne sais pas, admis-je. Mais deux paires d’yeux et d’oreilles en plus ne feront pas de mal.
Sur un coup de tête, et parce que rien d’autre ne me venait, j’ajoutai :
— Nous pourrions commencer par la basilique.
— Pourquoi là-bas ? demanda Borgia.
Pourquoi, en effet ? J’avais parcouru la ville entière en pensée dans le but de deviner où Morozzi allait frapper, pour me retrouver au final agenouillée une nouvelle fois devant l’autel consacré à sainte Catherine, comme le jour où le prêtre fou m’avait suivie. Sainte Catherine avec qui j’avais désormais un point en commun, grâce à ces visions – même si les miennes n’avaient rien de sacré.
— Parce qu’à La Guardia, Torquemada a prétendu que l’enfant avait été crucifié sur une colline, lui rappelai-je. Si Morozzi cherche réellement à recréer ce crime, certes il a le choix, ici, entre le Capitole, le Palatin, l’Aventin… Tous ces lieux ont une grande signification pour les Romains, mais n’oublions pas que le Vatican a été érigé sur une colline et que Morozzi est un prêtre. Pour lui, il ne peut y avoir de lieu plus symbolique que le
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