Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
convaincue de te faire confiance.
Je bus le vin jusqu’à la dernière goutte et fis glisser ma coupe vers lui. Pendant qu’il la remplissait, j’articulai :
— Et pour cela…
Les images affluaient dans ma tête – l’horreur, la souffrance des hommes, le désespoir noir du ghetto auquel il semblait n’y avoir aucune échappatoire possible, si ce n’était dans la mort.
— Pour cela, répétai-je, je dois y retourner.
6
F ermement résolue à découvrir ce que Sofia Montefiore me cachait, je retournai dans le ghetto dès le lendemain. Vittoro m’accompagna – pour me protéger, mais également porter les médicaments que j’avais eu l’idée d’emmener avec moi. J’aimerais pouvoir vous dire que j’œuvrais par charité, conformément à l’injonction de l’Église selon laquelle on se doit d’agir envers autrui comme on aimerait qu’on agisse envers soi, mais la vérité est que je les emportai dans l’unique but de soudoyer l’apothicaire.
Peut-être soudoyer est-il un terme un peu trop fort. Disons plutôt l’amadouer, afin de la convaincre de me dire ce que j’avais besoin de savoir et, ce faisant, nous éviter à toutes deux beaucoup de problèmes. Mais avant de pouvoir aborder cela avec elle, il me fallait traverser sans encombre la mer de souffrance qu’était le ghetto et retrouver la Via di Miseria, où se situait son échoppe.
À peine passée l’entrée nous cherchâmes Benjamin des yeux, mais il n’y avait aucun signe de lui. Je commençais vaguement à m’inquiéter qu’il se soit aventuré en ville pour faire les poches des passants (ce qui lui vaudrait à n’en pas douter un terrible châtiment), mais avant longtemps il surgit de derrière un tas d’ordures, un sourire nonchalant aux lèvres.
— Tout le monde parle de vous, lança-t-il.
Vittoro se contenta de grogner, mais j’ai tendance à jacasser quand je suis anxieuse.
— Et que dit-on ?
Benjamin prit une profonde inspiration, ce qui augmenta considérablement le volume de sa maigre cage thoracique, et se lança dans une récitation :
— Certains pensent que tu es une sorcière, signorina. D’autres affirment qu’il est trop tôt pour le dire. Plusieurs racontent que tu espionnes pour le compte du Cardinal, et personne ne le conteste vraiment, mais le débat reste ouvert parce que les gens se demandent pourquoi un personnage aussi illustre aurait besoin de nous espionner. Quant à toi, signore… (Il se tourna vers Vittoro.) Pour certains tu es militaire, pour d’autres tu es l’intime de la signorina.
Cela retint visiblement l’attention du capitaine, mais il finit par grogner une seconde fois et continuer son chemin. Nous arrivâmes enfin devant l’échoppe de l’apothicaire. Si pareille chose était possible, la queue qui s’étirait devant était plus longue encore que la veille. Plusieurs corps enveloppés dans des linceuls gisaient près de l’entrée de la rue, dans l’attente de ceux à qui revenait la tâche peu enviable de se débarrasser des cadavres dans le ghetto. De l’autre côté, en ville, on inhume les morts dans les cimetières. Si ce n’est en temps de peste, même les indigents ont droit à un enterrement décent. Mais les juifs morts… Je n’avais aucune idée de ce que l’on faisait d’eux.
— Ne nous attardons pas, me glissa Vittoro alors que Benjamin nous tenait la porte pour nous laisser entrer.
Cette fois-ci, je ne pris pas la peine de me couvrir le visage. Si nombre de gens croient que la maladie est provoquée par la mala aria , le mauvais air, je n’en suis pas convaincue ; en revanche, je me serais volontiers protégée de l’odeur pestilentielle en me cachant derrière une pomme de senteur, si cela ne m’avait semblé une bien piètre façon de gagner la confiance de Sofia Montefiore.
En tout état de cause, elle n’était pas en mesure de m’accorder son attention. Une jeune femme dans les affres d’un accouchement difficile gisait dans un coin de la salle grouillante de malades et de mourants. Couchée sur une fine paillasse, elle avait le teint terreux de ceux qui approchent de la mort et l’air d’avoir sombré dans l’inconscience. Sofia Montefiore était agenouillée entre ses jambes écartées. Le jeune homme à son chevet lui avait saisi la main et sanglotait.
— Pousse, l’encouragea Sofia. Pour l’amour de ton enfant, tu dois pousser !
L’apothicaire était tout à fait audible, mais on n’aurait su dire si la jeune
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