Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
arrière et fixa le mur au-dessus de mon épaule, comme si ce qu’elle y voyait était bien loin de notre réalité. Lentement, elle demanda :
— Sais-tu que ton père s’intéressait beaucoup à ce qui cause les maladies ?
— Il t’a parlé de cela ?
À la réflexion, je n’aurais pas dû être surprise. Mon père s’était certainement rendu compte que l’un des rares individus avec qui il serait possible de discuter sans danger de telles questions était un juif, ou à défaut, un musulman. Car assurément ces deux peuples sont connus pour les grandes compétences de leurs médecins, peut-être car ils sont disposés à envisager des perspectives strictement proscrites pour les chrétiens.
— Il savait que nous avions cet intérêt en commun, expliqua Sofia. Tu dois comprendre, Giovanni voulait vraiment trouver le moyen de guérir la maladie. Mais, plus récemment, il avait entrepris de trouver le moyen de provoquer une mort qui paraîtrait totalement naturelle.
Cela m’interpella, pour une raison assez simple : quand décision est prise de tuer quelqu’un (que ce soit par empoisonnement ou toute autre méthode), l’expédier dans l’autre monde ne suffit pas. D’ordinaire, il est également souhaitable que tout le monde sache ou du moins suppute que la victime a été supprimée délibérément. C’est la seule façon de se faire correctement respecter.
Voyant ma confusion, Sofia tendit une main et vint la poser sur la mienne.
— Je suis désolée, mais il y a autre chose encore.
Et cela n’allait pas être une bonne nouvelle. Elle n’aurait pas comblé la distance physique entre nous par le réconfort simple de sa main sur la mienne si elle n’avait quelque chose de terrible à me dire. Je le savais, mais étais loin de me douter de l’énormité de ce que Sofia Montefiore était sur le point de me révéler.
Je gardai le silence sur le chemin du retour au palazzo. Vittoro respecta cela et ne laissa rien transparaître de ses pensées. Nous nous séparâmes dans la cour. Mais au lieu de retourner tout de suite dans mes quartiers je fis un détour par la petite chapelle où j’allais à la messe, le dimanche. À cette heure de la journée, elle était vide. L’odeur de l’encens flottait dans l’air. Je m’agenouillai devant l’autel en marbre et or, levai les yeux vers le crucifix orné de pierreries, et priai.
Je ne suis pas pieuse. Le don d’une foi profonde et éternelle se dérobe à moi. Peut-être mon esprit est-il trop insatiable, trop enclin à questionner. Ou peut-être ne mets-je tout simplement pas assez de cœur à l’ouvrage. Quelle qu’en soit la raison, la prière ne vient pas facilement à moi.
Or, ce jour-là, je priai, maladroitement sans doute, mais avec la plus grande sincérité. Je priai pour que le Rédempteur du monde me délivre du savoir que j’avais acquis de façon si inconsidérée. Ou, à défaut, qu’il me montre quoi en faire.
Aucun signe ne vint, naturellement. J’envie toujours ceux qui prétendent voir leurs prières entendues, bien souvent dans un fracas de bruits, d’odeurs et de visions. Sainte Catherine de Sienne, par exemple, qui a aidé à combler le fossé laissé béant par le Grand Schisme et à ramener la papauté à Rome, raconte comment elle a éprouvé dans sa chair un mariage mystique avec le Christ et eu une apparition du Paradis, de l’Enfer et du Purgatoire. Le grand saint Thomas d’Aquin, philosophe et théologien (dont on dit qu’il est mort empoisonné, au passage), attribue toutes ses connaissances au pouvoir de la révélation. Et il y en a eu d’autres, toute une suite de saints et de saintes que l’Église brandit comme des modèles pour nous tous.
Je n’en suis pas une, manifestement, mais cela ne m’a pas empêchée ce jour-là de prier pour ne serait-ce qu’entrevoir un filet de lumière divine. À la longue, prenant conscience de mon état d’épuisement tout autant que du désespoir qui montait en moi, je me relevai. C’est ainsi que je me rendis compte du temps que j’avais dû passer dans la chapelle. Mes genoux m’élançaient comme si on les avait brûlés au fer rouge, et le jour avait fait place au soir. Je me faufilai dehors au moment où les moines entraient à la file pour les vêpres.
Enfin, je retrouvai ma chambre. Je dînai seule. Je pris un bain et finis par m’endormir. Le cauchemar revint me hanter, plus saisissant encore que d’habitude. Je me réveillai en sursaut,
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