Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
se glissait en moi ? Comment cet acte a contredit toutes les rumeurs de douleur et de déchirure proférées par ces jeunes servantes incapables d’en parler sans rouler des yeux ?
Comment, après, alors qu’il me caressait les cheveux et me fredonnait un air, le monde avait semblé renaître à la lumière de l’étonnante découverte que je venais de faire : contrairement à ce que j’avais craint, les ténèbres qui étaient en moi ne m’interdisaient pas toute intimité. Il me suffisait de limiter mon expérience à des hommes tels que César, un être purement physique qui ne s’intéressait pas plus à ce que j’avais dans le cœur que moi dans le sien. Méprisez-moi si vous le voulez pour cette tendresse généralement attribuée aux femmes et qui fait défaut chez moi, mais ce n’était tout simplement pas une option, pour moi.
— Je vous en prie, dis-je à Lucrèce. Parlons de choses plus importantes.
Cela attira son attention, comme je l’avais prévu. Elle fit signe au domestique qui tournait autour de nous de s’en aller.
— C’est vrai, on peut ? Personne ne veut jamais parler avec moi de quoi que ce soit d’important. Après tout, je ne suis qu’une jeune fille, donc prétendument ignorante.
— Nous savons toutes deux que vous êtes loin d’être cela.
Je n’étais pas en train de verser dans la vile flatterie. L’esprit de Lucrèce était au moins aussi digne d’intérêt que les membres masculins de sa famille.
— Par ailleurs, vous serez bientôt mariée et une épouse se doit de s’intéresser aux questions importantes, que les hommes le reconnaissent ou non.
D’ordinaire, la seule mention du mariage suffisait à la mettre en joie, mais cette fois-ci cela la fit soupirer.
— Si mon père ne devient pas pape, je crains qu’il ne me trouve jamais de mari suffisamment bon pour lui. Mais naturellement, s’il devient pape, le contraire pourrait tout autant être vrai.
La franchise avec laquelle la fille unique de Borgia parlait des ambitions de son père me prit de court. Mais cela convenait bien à l’orientation que je voulais voir prendre notre conversation.
— À la vérité, s’il plaît à Dieu d’appeler Il Cardinale sur le trône de Saint-Pierre, ce sera une bénédiction pour nous tous. (Ayant exprimé le sentiment adéquat, je me jetai à l’eau.) Mais cela doit être décourageant de songer aux lourdes responsabilités qui incombent au Saint-Père.
Lucrèce prit une autre fraise, croqua dedans et avala le morceau avant de répondre.
— J’imagine. C’est peut-être pour cela que mon cher papà a l’air si distrait ces temps-ci.
— Vraiment ?
Je posai la question avec ce que j’espérais être ce qu’il fallait d’intérêt poli, rien d’autre.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Giulia dit qu’il dort mal, voire ne dort pas du tout, parfois. Il n’était pas comme ça, avant. Rien ne semblait jamais le perturber.
— Je suis navrée d’apprendre cela. Avez-vous une idée quelconque de ce qui le tracasse ?
Pendant un instant je craignis qu’elle ait vu clair en mon jeu, mais Lucrèce se contenta de soupirer et de se caler dans son fauteuil, l’air pensif.
— Je sais que la mort de ton père l’a énormément touché. Il était ici quand nous avons appris la nouvelle et j’ai craint… Disons simplement que je l’ai rarement vu aussi en colère.
Vraiment ? Cela de la part de l’homme qui n’avait pas levé le petit doigt pour retrouver les meurtriers de mon père, encore moins les punir ?
— La mort de n’importe quel serviteur conduirait à être bouleversé, non ? avançai-je prudemment.
— Ton père était loin d’être n’importe quel serviteur, me réprimanda Lucrèce. Papà comptait sur lui pour qu’il ne nous arrive rien, manifestement, mais aussi pour… garder des secrets, je pense, qui peut-être ne sont pas morts avec lui ?
Ses yeux, dorés dans le jardin ensoleillé, plongèrent droit dans les miens. C’est à ce moment-là que je pris conscience du fait que Lucrèce avait tout autant soif de tirer quelque information de moi que moi d’elle. En outre, cette fille d’Il Cardinale était plus experte dans l’art de l’intrigue que je ne pourrais jamais espérer l’être.
Tentant de gagner du temps pour rassembler mes pensées, je lui lançai :
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Rien en particulier, m’assura-t-elle. Simplement Papà a été si bouleversé lorsque
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