Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
citadelle de la chrétienté, le Vatican, où j’imaginais Sa Sainteté le pape se reposer paisiblement, son état de santé en nette amélioration depuis la mort soudaine de mon père.
Tôt le matin je sortis discrètement du palazzo, au moment où les balayeurs (qui ont toujours de quoi faire dans les quartiers aisés) arrosaient les pavés et se préparaient à les brosser avec leurs balais à poils épais. Soucieuse d’obéir à l’injonction du Cardinal, j’obligeai un jeune garde à m’escorter en passant outre à sa requête hésitante d’avertir au préalable le capitaine.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec cela, lui fis-je savoir d’un air hautain. Mais peut-être préfères-tu expliquer au capitaine Romano pourquoi j’ai été forcée de partir sans toi ?
— Non, non, Donna, s’empressa-t-il de répondre avant de se mettre à trotter derrière moi tandis que je passais devant les sentinelles et m’engageai d’un bon pas dans la rue.
Je marchai à vive allure jusqu’au palazzo Orsini pour tenter de distancer mes pensées, mais en vain. À chaque pas j’avais un peu plus de mal à croire mes soupçons déplacés et mes craintes exagérées. Mon état physique n’aidait pas : la blessure aux côtes m’élançait toujours, et chaque respiration venait péniblement me rappeler les coups que j’avais reçus – et l’avertissement qui les avait accompagnés.
Ma visite au palazzo Orsini, comme tout ce que je faisais, serait à coup sûr rapportée au Cardinal. C’est pourquoi je me rendis tout de suite aux celliers et m’appliquai à inspecter les vivres arrivés ces derniers jours. Les aliments frais me préoccupaient moins, étant donné qu’il est extrêmement difficile de les empoisonner sans laisser de traces révélatrices au niveau de l’odeur et du goût, voire de la couleur. Toutefois, il est possible de dissimuler de minuscules quantités de poison dans les replis de la viande, par exemple, ce qui implique de soigneusement vérifier chaque carcasse. De la même façon, il est difficile de contaminer le vin, bien que ce ne soit pas impossible. Ici, la clarté et le bouquet sont les indicateurs les plus fiables : un poison ajouté à du vin se dissoudra, mais en partie seulement. Il a tendance à laisser un dépôt sombre que l’œil aguerri repère immédiatement.
Dans ce métier, il est fort utile que les commerçants fournissant les maisons nobles sachent parfaitement à quel terrible châtiment ils s’exposeraient, eux et leur famille, s’ils étaient ne serait-ce que soupçonnés d’avoir eu de mauvaises intentions. Mais malgré cela, aucun empoisonneur consciencieux ne permettrait l’achat d’aliments déjà préparés au-delà d’une certaine quantité. Saucisses, viandes fumées, poissons séchés et autres produits de ce genre doivent donc tous être préparés selon mes instructions. C’est une simple question de bon sens. Il en va de même avec les précautions à prendre s’agissant des tissus. Les poisons capables de pénétrer la peau (au lieu de devoir être ingérés) restent rares, mais peuvent être très puissants. C’est un poison comme celui-ci qui m’a servie à tuer l’Espagnol – mais à ce sujet je n’en dirai pas davantage.
Précisons cependant que le moyen le plus simple d’administrer un poison est de le dissimuler dans un plat épicé : un ragoût, par exemple, ou toute autre chère dont on attend des saveurs riches et complexes. De tels mets étant fort appréciés de la classe aisée, ils doivent être toujours préparés avec le plus grand soin.
L’usage veut donc de proposer au préalable tout aliment et toute boisson à des animaux réservés à cette fin. C’est la partie de mon métier que je déteste le plus, et je suis heureuse lorsqu’elle s’achève sans incident.
La sécurité des aliments étant établie, il s’agit ensuite de les sceller jusqu’au moment de les cuisiner. Je me charge moi-même de cette opération, à l’aide des petits pains de cire et de l’insigne que mon père conservait dans ce but. Une fois descellés, tous les vivres de la maison deviennent la responsabilité du chef et, en dehors des cuisines, du majordome. Malheur ensuite à celui qui se trouve là s’il arrivait quoi que ce soit à un membre de La Famiglia.
Ayant accompli mon devoir ce matin-là, je m’attardai jusqu’à une heure suffisamment décente pour demander à présenter mes hommages à Madonna Adriana et aux
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