Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
faisaient-ils rien d’autre que réciter ? Bien qu’il ne se soit absenté que quelques heures, Son Éminence n’était pas homme à aller et venir sans que cela se sache. Toute la maisonnée accourut dehors au premier cri de l’escorte annonçant son arrivée imminente.
Je me joignis aux autres pour me faire une idée de son humeur : elle n’était pas bonne. Au milieu des sabots résonnant sur les pavés, du cliquetis des harnais, des boucliers qui s’entrechoquèrent quand les gardes se mirent précipitamment au garde-à-vous et du brouhaha des domestiques mêlé à celui des importuns, Il Cardinale lança un regard noir à la ronde. Il jeta ses rênes à un valet d’écurie tremblant et s’éloigna d’un pas lourd vers ses appartements, sans un mot à quiconque.
Quelques instants plus tard, il me faisait appeler. Son valet de chambre était encore en train de le dépouiller de son lourd accoutrement à mon arrivée. Je restai en retrait, portant à dessein mon regard à mi-distance jusqu’à ce qu’il ait revêtu une tenue décente. Il congédia son valet d’un geste, accepta un tissu humide à mettre sur la nuque pour se rafraîchir, puis grogna dans ma direction.
— Tu as vu la juive.
Ce n’était pas une question, et je ne le pris pas comme tel. Hochant la tête, je lui dis :
— Ainsi que vous me l’avez demandé, Éminence.
Borgia avala une longue gorgée de vin frais de la coupe qu’il tenait à la main, et à son tour acquiesça d’un signe de tête.
— Que t’a-t-elle dit ?
Nous n’étions pas seuls. L’un de ses secrétaires était présent, le valet se trouvait encore dans la pièce, Renaldo (l’intendant anxieux) rôdait non loin, et il y en avait probablement d’autres encore, simplement ils étaient hors de vue. Les hommes tels que Borgia étant enclins à prendre les services qu’ils reçoivent comme allant de soi, ils en viennent à oublier les individus qui les leur fournissent. Mon silence (des plus ostensibles) vint lui rappeler que ces derniers restaient des hommes, et à ce titre étaient dotés d’oreilles.
Le Cardinal agita la main, et tel un mage les fit tous disparaître. Ils m’évoquèrent la pluie s’évaporant au contact des roches chaudes, tant ils quittèrent les lieux rapidement.
— Eh bien ? s’enquit-il.
— Il n’existe aucun carnet, aucune note. Je suis certaine que mon père a cessé de consigner quoi que ce soit par écrit il y a plusieurs mois de cela.
Borgia acquiesça d’un signe de tête rapide.
— Qu’a-t-elle dit d’autre ?
J’avais longtemps réfléchi à ce que j’allais lui dire. Ne me demandez pas pour quelle raison j’avais décidé de protéger Sofia Montefiore ; je ne saurais vous le dire. Peut-être simplement parce qu’elle avait été l’amie de mon père.
— Que Sa Sainteté a l’intention de publier un édit ordonnant l’expulsion de tous les juifs de la chrétienté, et en cas de désobéissance, leur mort.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il ait une réaction de surprise, et je ne fus pas déçue. Borgia s’en tint à un hochement de tête avant de poursuivre.
— Autre chose ?
— Non, c’est tout.
Devant justifier le temps que j’avais passé seule avec Sofia, j’ajoutai :
— Comme vous pouvez l’imaginer, elle en a parlé très longuement.
— Et elle n’a rien dit sur les récentes activités de ton père ? Sur la nature de ses travaux ?
— Je suis désolée, Éminence, mais elle ne sait rien à ce propos. Elle a été très claire sur ce point.
C’était un mensonge, naturellement. Sofia savait ce que mon père cherchait à découvrir. C’était une femme intelligente. Il ne lui aurait pas été difficile d’en arriver à la même conclusion que moi. Mais si je laissais entendre cela au Cardinal, il la verrait comme un danger, un moyen de l’impliquer, lui, dans l’assassinat d’un pape. Et quoi de plus facile ensuite que de la faire disparaître ?
Borgia avait l’air… Comment dire ? Frustré, manifestement, mais dans une certaine mesure également soulagé, croyant ses secrets toujours en sécurité.
Avant qu’il ne puisse rebondir, je m’exclamai :
— Éminence, je n’arrive pas à comprendre comment mon père a entendu parler de l’édit.
Pour sûr, aucun individu dans la confidence du pape n’aurait évoqué une telle question avec l’empoisonneur du grand rival d’Innocent.
Ici, reconnaissons-lui ce mérite, le Cardinal n’hésita pas
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