Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
conscience du lieu où nous nous rendions je tentai de faire demi-tour, mais Vittoro m’en empêcha.
— Je suis désolé, Francesca, dit-il à voix très basse pour que seule je puisse l’entendre. Le Cardinal n’a rien voulu savoir.
J’allais mourir, rapidement si j’avais de la chance, sinon toute seule et de faim dans le noir. Quelle sotte je faisais d’avoir croisé le fer avec Borgia – une pauvre idiote plongée dans les ténèbres de l’ignorance qui supplierait sous peu qu’on l’achève.
L’escalier en pierre se terminait par un couloir au plafond bas qui allait se perdre dans l’obscurité. L’un des gardes passa devant, une torche à la main. Nous le suivîmes. Au bout de l’étroit corridor une immense pièce apparut soudain, son plafond en voûte se devinant bien au-dessus de nous. De l’eau suintait des murs de pierres, venant rappeler notre proximité avec le fleuve. Des rats détalaient dans l’obscurité, mais ce fut à peine si je les remarquai. Les torches fixées le long des murs illuminaient une scène cauchemardesque qui avait chassé toute autre pensée de mon esprit. J’étais paralysée par la peur.
Pourquoi avais-je donc un jour été tentée d’ouvrir un livre de Dante ? Pourquoi le romantisme d’un Boccace ou le lyrisme d’un Pétrarque ne me suffisaient-ils pas ? Pourquoi étais-je incapable de me satisfaire des remarquables poèmes d’un Laurent de Médicis, prince visionnaire mort il n’y avait pas deux mois de cela – empoisonné lui aussi, disait-on en ville ? Pourquoi avait-il fallu que je garde en tête les descriptions tout droit sorties de l’imagination de l’auteur de La Divina Commedia , et si frappantes, des terribles supplices subis par les damnés ?
Les tourments du Purgatoire et de l’Enfer réunis étaient en train de prendre vie devant moi, là, dans la chambre de torture de Rodrigo Borgia. Je remarquai d’abord les charbons brûlants qui rougeoyaient dans des braseros placés sur des trépieds, à hauteur d’homme ; et à côté, soigneusement alignés, tout un stock d’instruments conçus pour infliger la plus grande douleur possible à un être humain. Puis j’aperçus chevalets, crochets, chaînes, cercueils en métal hérissés de longues pointes – mais tout cela dans une sorte de brouillard car ce qui venait d’attirer mon attention (et dont je ne pouvais plus détacher le regard), c’était l’homme nu, écartelé sur un chevalet, qui était en train de hurler d’une voix rauque :
— Marie, mère de Dieu, sauve-moi ! Jésus, sauve-moi ! Marie, mère de Dieu, sauve-moi ! Jésus…
Il fut obligé de s’interrompre lorsqu’il s’étouffa dans son propre sang. Son visage n’était plus qu’une masse tuméfiée et informe ; son torse, lacéré de coupures si profondes qu’elles laissaient paraître l’os ; ses jambes, bras, épaules, déboîtés de leurs articulations et évoquant une marionnette grotesque. Il avait été écartelé, battu, brûlé, castré – cette dernière mutilation ayant été grossièrement cautérisée pour l’empêcher de se vider de son sang. Rendu fou de douleur et d’effroi, il se débattait désespérément, sa poitrine se soulevant et retombant en spasmes rapides.
L’un des inquisiteurs se pencha, prit la nuque de l’homme entre ses mains et lui releva la tête pour qu’il me voie.
— Dis à la dame, ordonna le tortionnaire. Répète-lui ce que tu nous as dit.
Vittoro me poussa en avant. Je trébuchai, mais il ne me laissa pas tomber.
— Dis-lui, recommença le bourreau avant de tordre le cou de l’homme, obtenant sur l’instant un hurlement.
— Innocent ! C’est lui qui l’a fait ! C’est lui qui a ordonné la mort de ton père !
Poussée par des forces auxquelles j’étais incapable de résister, je m’approchai encore. L’odeur fétide de la transpiration, du sang et des excréments faillit avoir raison de moi. Je plongeai le regard dans ce visage tordu de douleur, et ne ressentis… Quoi, rien du tout ? Non, ce n’est pas exactement vrai. Assurément, je ressentis quelque chose, mais cela n’avait plus rien à voir avec l’horreur et la pitié qui m’avaient envahie un instant seulement auparavant. Ces sentiments humains simples, s’ils constituaient une réaction naturelle à la scène à laquelle j’étais en train d’assister, battirent en retraite derrière le mur qui était toujours là en moi. Ils laissèrent à la place un trou béant
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