Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
secret.
— En êtes-vous certain ? demandai-je.
Borgia secoua la tête.
— Non. Tu comprendras aisément, j’en suis sûr, que ce genre d’individu ferait tout pour garder son secret.
Certes, mais il me fallait le trouver et sans plus attendre, tout en m’efforçant dans le même temps de découvrir comment mon père avait compté s’y prendre. Et je devais réussir à faire tout cela avant que le dernier grain de sable ne soit tombé dans le sablier – pour les juifs comme pour moi.
Je me sentis tout à coup très lasse.
— Il fera bientôt jour. Je dois réfléchir à la meilleure façon de procéder.
Avec la permission du Cardinal, je me retirai. Avant que la porte ne se referme derrière moi, je le vis prendre un document et commencer à lire. On disait que Borgia n’avait de cesse d’assouvir ses ambitions, et je le croyais volontiers.
Vittoro me raccompagna à ma porte. En chemin, je m’armai de courage pour lui demander ce que j’avais besoin de savoir.
— Êtes-vous certain de vouloir faire partie de tout cela ?
— Je suis un fidèle serviteur de Son Éminence.
— Tout cela est bien beau, mais que faites-vous de votre âme ?
Il s’arrêta net. Le jeune garde qui éclairait notre chemin avec une torche faillit lui rentrer dedans. Vittoro me prit par le coude et m’entraîna un peu à l’écart.
— Mon âme ? reprit-il d’un air amusé. Avez-vous une quelconque idée du nombre d’hommes que j’ai tués, Francesca ?
Lorsque j’admis que non, il me dit :
— Eh bien moi non plus. Jeune homme, j’ai combattu dans la guerre papale contre Florence, puis cela a été contre le duc de Ferrare, le jour où lui aussi a offensé le pape. Ensuite, j’ai combattu le royaume de Naples pour la même raison. Je me serais tout autant battu contre les Turcs, s’ils n’avaient pas acheté Innocent à l’époque et ne leur appartenait pas aujourd’hui encore. Je l’ai vu monnayer son pardon pour toutes sortes de péchés, y compris les pires perversions. Mais il faut dire que lui-même est un expert sur ce point-là. Il a couru la gueuse, il a pillé, il a menti et il a blasphémé sa vie durant. Plus vite il devra affronter le jugement divin, mieux cela vaudra.
Je regardai par-dessus mon épaule. Le jeune garde se tenait suffisamment à distance pour ne pas entendre.
— Et vous croyez que Borgia est différent de lui ?
Vittoro répondit d’un air pensif.
— Disons que c’est un homme… pratique. C’est le terme qui lui convient. Certes, il aime ses plaisirs, mais quel homme ne goûte pas cela ? Pourtant vous l’avez vu comme moi, quand on l’a laissé il allait se remettre au travail. C’est comme ça qu’il est. Secoues-toi et finis-en avec ton travail, voilà sa vision des choses. Et voilà ce dont nous avons besoin. Rome, la chrétienté, nous tous. Il prendra soin de nous.
— Il a déjà tenté d’obtenir la papauté et a échoué, lui rappelai-je.
Vittoro acquiesça d’un signe de tête.
— Et il échouera de nouveau si l’on n’agit pas rapidement. Une fois cet édit publié, il sera trop tard. Il a besoin de cet argent des juifs.
Et il avait besoin qu’Innocent meure.
Innocent, que Borgia voulait manifestement à tout prix me voir traquer comme le chien de chasse le lièvre.
Vittoro me laissa devant ma porte. Une fois à l’intérieur, je restai debout quelques instants, à regarder le lit et ses draps rejetés à la hâte. Lorsque je l’avais quitté, j’étais quelqu’un d’autre. Ce n’était pas seulement le fait de supprimer une vie sans la distance que le poison permettait de garder ; c’était également ce que cela m’avait appris sur moi-même.
Tant que mon père était vivant, j’avais été une fille aimante, partageant ses intérêts, apprenant de lui, au final le surpassant de loin dans son savoir-faire mais ne manquant jamais de le protéger de sa solitude comme lui me protégeait de la rudesse du monde. Depuis sa mort je n’avais vécu que pour la vengeance, car assurément c’était mon devoir. Mais quelque chose d’autre était en train de s’éveiller en moi à présent, nourri du sang que j’avais versé cette nuit même.
J’avais tué l’Espagnol par besoin, pour accéder à la position qui devait être mienne.
Mais j’avais pris plaisir à tuer l’homme sur le chevalet. Et si j’avais pu je l’aurais tué encore, et encore. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans le coup que je lui avais porté, et le
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