Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
promptement.
— Quelle sollicitude envers un enfant juif ! Vous me surprenez, signorina.
À peine quelques jours plus tôt Borgia avait eu la même réaction à mon encontre, ou du moins c’est ce qu’il avait déclaré juste avant de décider de me laisser la vie sauve – peut-être aurais-je autant de chance cette fois-ci.
— C’est bien beau tout cela, m’exclamai-je alors, mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que je faisais ici.
Toutefois, je commençais à en avoir une idée assez précise. Même en supposant que mon père ait bien été juif, ce que j’avais encore toutes les peines du monde à envisager, je ne pouvais croire que ces hommes partageaient mon désir de vengeance ; pas dans les circonstances désespérées qui étaient les leurs, et au vu de ce qui était en jeu. Il ne restait donc plus que l’autre possibilité. J’attendis, osant à peine respirer, dans l’espoir que le destin fasse que l’on poursuive un but commun.
Ben Eliezer avança son tabouret plus près et baissa la voix.
— Vous savez pour l’édit, et ce qu’Innocent a l’intention de faire. Ne rien tenter serait impensable. (Son visage se durcit.) Il y a suffisamment de juifs qui sont morts, qui meurent en ce moment même, et qui mourront. Pendant que rabbins et négociants tergiversent, ce fou va tous nous tuer.
Je réalisais ce que Ben Eliezer était en train de me dire : les dirigeants du ghetto n’étaient pas disposés à agir directement contre Innocent. Ils iraient jusqu’à conclure un marché avec Borgia, mais c’était tout. Et qui pouvait le leur reprocher, sincèrement ? Si on venait à les soupçonner ne serait-ce que d’envisager un crime aussi odieux que le meurtre d’un pape, on lâcherait toutes les meutes de l’Enfer contre eux. Il n’y aurait plus un seul juif vivant à Rome, homme, femme ou enfant. Et cela ne s’arrêterait pas là. La chrétienté tout entière se soulèverait, et l’effusion de sang qui s’ensuivrait n’aurait rien à envier à celles qui ont émaillé l’histoire du monde jusqu’ici.
Mais l’édit qu’Innocent était en train de préparer aboutirait essentiellement au même résultat. Ben Eliezer et les autres hommes réunis dans la pénombre étaient conscients de ne plus rien avoir à perdre.
— Il n’y a qu’un moyen de l’arrêter, fis-je.
Nous nous regardâmes dans les yeux. Je mesurais combien l’acte que nous projetions, chacun pour des raisons différentes, était fou – et j’étais d’avis qu’il faisait de même. Mais si ce que je croyais était vrai, on nous avait précédés sur cette voie-là.
— Connais-tu la nature des travaux de mon père ?
Ben Eliezer se tourna et fit signe à quelqu’un derrière lui. Sofia émergea de l’obscurité. Je ne fus que modérément surprise. Manifestement, quelqu’un avait mis Ben Eliezer au courant pour moi.
— J’espère que tu pourras nous pardonner, dit-elle. Nous avions besoin d’être sûrs de ta sincérité avant de prendre le risque de nous adresser à toi.
Elle tira un tabouret à côté de nous de manière à former un cercle : étrange comité que celui-ci, conversant dans une flaque de lumière au milieu de l’obscurité d’une cave. Je songeai à manifester quelque mécontentement pour les mensonges qu’elle m’avait servis, mais ne pus m’y résoudre. Tout allait bien trop vite pour faire preuve de mesquinerie.
— Je t’ai expliqué que ton père cherchait le moyen de provoquer une mort qui semblerait totalement naturelle. (À mon hochement de tête, elle continua.) Tu sais sûrement que personne ne connaît la cause de la maladie. Quand la peste frappe, les gens qui se cloîtrent chez eux ont autant de chances de tomber malades et de mourir que les autres. Ceux qui fuient à la campagne y réchapperont peut-être, ou peut-être pas. Quand survient la fièvre en été, certains en souffrent, d’autres pas. La vérole en tue certains, en laisse d’autres aveugles et terriblement marqués, et en épargne totalement d’autres encore. Tout cela se fait sans rime ni raison.
— La volonté de Dieu…, commençai-je, mais Sofia secoua la tête.
— Si tu dis que c’est la volonté de Dieu, reprit-elle, à quoi cela nous sert-il ? Toute investigation devient vaine. Ton père pensait (et je le pense aussi) qu’il faut se servir de la raison que Dieu nous a donnée pour trouver le moyen de s’aider soi-même. La voilà, la volonté de Dieu.
C’était une
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