Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
cela de le convaincre de continuer.
Ce qui signifiait potentiellement que très bientôt, le point de non-retour serait atteint. C’était ce que je souhaitais, bien sûr, ce vers quoi je tendais ; mais en mon for intérieur cela me terrifiait. À la vérité, si je ne m’imaginais pas continuer à vivre sans avoir vengé mon père, je n’avais pas non plus envie de mourir.
Plus précisément, je n’avais pas envie de mourir selon les méthodes en usage au château Saint-Ange, dont les sinistres murs avaient étouffé tant de cris déchirants et dénués de tout espoir.
Ayant cela à l’esprit, je m’en retournai au palazzo et m’attelai à une tâche qu’il ne m’était plus possible de remettre à plus tard. Dans le silence du petit laboratoire que j’avais partagé avec mon père, je puisai dans ses réserves (toujours cachées dans le coffre) et entrepris de concasser aconits, pois rouges et dames-d’onze-heures au mortier et au pilon. Prise seule, chacune de ces trois plantes est mortelle ; lorsqu’elles sont mélangées, la mort qu’elles provoquent est foudroyante. Une fois la mixture prête, j’y ajoutai une petite quantité de lie, le dépôt que l’on trouve au fond des cuves à vin, et qui a pour effet de lier quasiment tout ce qui est à son contact.
Le résultat obtenu était un petit losange marron logeant parfaitement dans un médaillon en or dont mon père m’avait fait cadeau, et que je mis présentement à mon cou. Il aurait souhaité qu’il me soit d’une utilité plus gaie, mais j’étais contente qu’il réponde à mon besoin présent. Placé dans ma bouche ou dissous dans n’importe quel liquide ingéré, ce losange me tuerait en quelques minutes. Ce serait une mort désagréable, certes, mais au moins elle serait rapide.
Ma tâche accomplie, je m’allongeai. Le cauchemar vint quasiment tout de suite, et fut aussi atroce que d’habitude. Je me réveillai au son de mes propres cris. Instinctivement, je tendis la main pour prendre le talisman doré qui reposait entre mes seins. Le serrant entre mes doigts, je dormis enfin d’un sommeil réparateur.
12
J’ étais debout et prête à partir pour l’échoppe de Rocco bien avant l’heure du rendez-vous, mais d’abord je devais m’occuper de Vittoro. Morozzi m’avait bien fait comprendre qu’il ne souhaitait pas qu’Il Cardinale connaisse son identité, ce qui était plus sage, au vu des circonstances. Mais si Vittoro ne semblait guère avoir de scrupules à envoyer Innocent au plus vite dans l’autre monde, je doutais fort qu’il accepte de cacher quoi que ce soit à Borgia. Il me fallait donc trouver le moyen d’échapper à la vigilance du capitaine.
J’envisageai d’aller le trouver mais décidai au final de n’en rien faire, par crainte d’éveiller les soupçons. À la place, j’attendis patiemment qu’il vienne me demander quels étaient mes projets pour la journée.
— Eh bien, j’ai beaucoup à faire ici. (Je tournai la tête en direction du laboratoire.) Mais si je décide de sortir, je vous le ferai savoir.
Si Vittoro se demandait à quoi pouvait bien s’occuper un empoisonneur toute la journée, il avait trop de bon sens pour poser la question. Après avoir jeté un coup d’œil à la table sur laquelle j’avais posé un certain nombre de flacons, de coffrets et de tonnelets, il se retira prestement.
J’entrai alors en action. Je sortis du fond de mon coffre les vêtements masculins (tunique courte, chemise et chausses) que j’avais dû porter plus d’une fois, même si je ne l’avais pas fait suffisamment souvent pour être à l’aise dedans : à vrai dire, je me sentais nue et empruntée. Pour autant, cette tenue transformait mon identité et me donnait la liberté d’aller à ma guise, sans craindre de me faire harceler.
Pour finir, je dissimulai mes cheveux sous un chapeau de feutre à large bord, exploit que je parvins à accomplir à l’aide de plusieurs épingles. Un œil jeté au miroir me rassura sur le fait qu’à moins d’être le plus minutieux des observateurs, personne ne me prendrait pour autre chose qu’un garçon au corps fluet, un apprenti ou bien un domestique peut-être, pressé d’aller remplir quelque mission pour son maître.
Ayant vérifié que la voie était libre, je me glissai furtivement hors de ma chambre et empruntai les escaliers dérobés. De là, je rejoignis en quelques minutes la porte par laquelle j’étais revenue au palazzo après
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