Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
perdus.
Sofia avait à peine masqué son visage avec la couverture usée que j’appelai Benjamin auprès de moi. Je lui tendis le mot que j’avais écrit à la hâte et lui donnai les instructions qui allaient avec :
— Rends-toi à la Via dei Vertrarari. Trouve le verrier qui s’appelle Rocco et donne-lui ça. Il saura quoi faire.
Une fois Benjamin parti, j’attendis que Sofia pratique une saignée sur Rébecca. Nous avions décidé de prendre son sang à elle, pour qu’il soit le plus frais possible à notre arrivée au château Saint-Ange.
À ce stade, une bienheureuse torpeur s’était emparée de moi.
— Je dois être partie avant que l’entrée du ghetto ne soit barricadée pour la nuit, rappelai-je à Sofia qui continuait à s’affairer avec la plus grande douceur, versant le sang dans une grande fiole, puis la refermant.
Tout au long de cette pénible journée, je n’avais jamais perdu de vue la course inexorable du soleil vers le couchant. Si j’attendais trop longtemps, moi aussi je serais confinée ici. Le sang de Rébecca commencerait à se gâter et mes chances de le substituer, déjà maigres au départ, se réduiraient bien trop vite à néant.
— Je viens avec vous, déclara David.
J’émis quelques protestations peu convaincantes, qu’en toute logique il ignora. Nous sortîmes du ghetto quelques minutes à peine avant que les issues soient fermées – et les juifs piégés jusqu’au prochain lever du soleil. Si l’on échouait et que notre complot soit mis au jour, que leur réserverait cette aube nouvelle ? La fureur d’une foule déchaînée ? Le feu et la mort ? Tout cela, et bien davantage, était par trop plausible.
Je regardai par-dessus mon épaule, songeant à Benjamin et Sofia, aux mourants dans son échoppe d’apothicaire, à tous ceux que j’avais vu souffrir, depuis ma première visite.
Véritablement, les voies du Seigneur sont impénétrables, songeai-je alors.
David me prit la main. Ensemble, nous nous enfonçâmes dans la nuit qui descendait sur Rome.
16
N ous étions à mi-chemin de l’échoppe de Rocco lorsque nous tombâmes sur la première patrouille à pied. Jusqu’alors, nous avions seulement croisé les traditionnels joyeux lurons, catins désenchantées et petites bêtes qui s’approprient les rues de Rome la nuit. Les humains s’agglutinent autour des tavernes et des bordels ; les rats, eux, sortent en masse des anciens égouts et des catacombes. Peu importe le nombre de tas fumants que les chasseurs de rats peuvent faire de leurs carcasses sur la place publique, il y en a toujours bien plus qui survivent sans qu’on les voie, attendant patiemment la nuit pour sortir.
J’exècre ces rongeurs, ce qui m’interpelle car en général j’aime les animaux. Sauf les serpents, mais à choisir je les préfère aux rats. Et je préfère encore les deux réunis aux patrouilles à pied, payées par les riches négociants pour se pavaner, gourdins à la main, et extorquer de l’argent (ou pire) aux simples mortels qui ont le malheur de croiser leur route.
En voyant celle-ci, David et moi plongeâmes prestement dans l’obscurité d’une ruelle bordant une taverne du Campo dei Fiori. Une fois passée, nous attendîmes plusieurs minutes avant de reprendre notre marche. La lune était noire, et pas un rayon de lumière ne filtrait. Mais un fort vent d’ouest avait dispersé en grande partie le voile de fumée et de brume qui stagne au-dessus de la ville la plupart du temps. À la lumière des étoiles, et de mémoire, nous retrouvâmes le chemin menant à la rue des maîtres verriers.
Devant son échoppe, Rocco avait laissé brûler une lampe qui, avec un peu de chance, serait suffisamment discrète pour ne pas attirer l’attention des voisins ; de toute façon, ils seraient en train de dîner ou de se préparer à aller dormir, à cette heure-là. Lorsque je frappai doucement, il ouvrit et nous fit entrer d’un geste impérieux avant de refermer promptement la porte derrière nous.
Au début, il parut seulement me voir et mes joues s’empourprèrent en réponse à la chaleur de son regard. Mais bientôt, son champ de vision s’élargit.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en dévisageant David.
— Un ami, dis-je simplement. Tu as eu mon message ?
Rocco hocha la tête.
— Je l’ai fait passer au père Morozzi. Il devrait être ici d’une minute à l’autre.
— Et Nando… ?
L’idée du danger que je faisais peser sur la
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