Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia

assoupi. Nous nous accroupîmes derrière un sarcophage, et Rocco alla intercepter l’individu qui venait dans notre direction.
    Un instant passa, puis je saisis le murmure de voix en pleine conversation. Je n’arrivais pas à distinguer ce qu’ils se disaient, mais ils ne semblaient pas se disputer. Peu après, Rocco revint avec à sa suite un homme portant l’habit blanc et la cape noire de l’Ordre. Il était du même âge que Rocco mais moins grand et plus menu, et portait une moustache et une barbe noires soigneusement taillées. Il affichait un air de bienveillance, voire de franche curiosité envers nous. Dans tous les cas, notre présence dans son église ne semblait pas l’alarmer outre mesure.
    — Voici frère Guillaume, dit Rocco. Il va nous aider.
    — Rocco me dit que vous vous êtes échappés du castel , commença l’homme en nous regardant tour à tour. (Il nous observait si attentivement que l’odeur qui émanait toujours de nous ne lui fit même pas froncer le nez.) Mais comment avez-vous fait ?
    David se leva d’un bond. Il banda les muscles de ses épaules, serra les poings et foudroya Guillaume du regard.
    — Pourquoi voulez-vous le savoir ?
    Guillaume rougit légèrement devant la menace à peine déguisée, mais ne battit pas en retraite.
    — Par simple curiosité. Le château Saint-Ange est comme une énigme. Pour en percer tous les secrets il faut beaucoup de sagesse et de perspicacité, et peut-être aussi un peu de chance.
    — Guillaume aime les énigmes, expliqua Rocco dans un sourire. En particulier celles de la nature. Demande-lui de te parler des abeilles, dit-il en me regardant.
    — Les abeilles ? répétai-je, perplexe.
    Le frère sembla quelque peu embarrassé, mais son enthousiasme était tel qu’il ne put résister.
    — Les abeilles, oui, les plus étonnantes des créatures de Dieu, bien plus que l’Homme lui-même. Elles travaillent dur, avec zèle et abnégation pour atteindre le but qu’elles se sont fixé. D’autre part, elles présentent certains comportements fascinants. Par exemple, de retour à la ruche, une abeille se pose parfois juste devant et se lance dans ce qui apparaît comme une danse complexe, dont les pas exacts varient selon le but recherché, d’après moi. En voyant cela, les autres abeilles quittent la ruche, souvent dans la même direction d’où venait la première.
    — Étonnant, fit David.
    Il avait desserré les poings et regardait à présent le frère d’un air proche de l’amusement.
    — Mais ce n’est pas tout, poursuivit Guillaume. Je suis quasiment sûr qu’il existe certaines constantes relatives à la reproduction des abeilles, ou plus précisément à leur nombre. La population des ruches augmente systématiquement selon la séquence mathématique découverte par le grand Leonardo Fibonacci. Et cette même séquence se retrouve dans une myriade d’autres créations de la nature… Les pétales d’un tournesol, par exemple, les spirales formées par les écailles des pommes de pin, les…
    — Incroyable, l’interrompis-je – et je le pensais, sincèrement ; mais le temps passait et nous devions encore décider d’un plan.
    — Pardonnez-moi, s’exclama Guillaume, qui ne semblait pas gêné pour un sou. Je pourrais en parler pendant des heures. C’est peut-être pour cela que le maître de l’Ordre m’autorise à poursuivre librement mes recherches pendant mon temps libre – pour la plus grande gloire de Dieu, bien entendu.
    À cet instant-là je me souvins que ce même ordre dominicain qui avait enfanté d’un Torquemada avait également, en des temps meilleurs, façonné des hommes tels que saint Albert Le Grand, pour qui science et foi étaient capables de coexister en harmonie ; ainsi que le plus grand de tous, saint Thomas d’Aquin, dont on peut dire à juste titre que l’Église repose sur ses épaules. L’Ordre était tombé bien bas, depuis ces sommets d’intelligence, en se complaisant dans la passion exaltée prônée par le Grand Inquisiteur.
    — Vous avez choisi un bien étrange lieu pour accomplir votre tâche, mon frère, s’exclama David.
    Guillaume se contenta de lever les paumes des mains au ciel en signe d’acceptation.
    — Je suis là où Dieu m’a mis. Bien, mais parlons de vous à présent. Vous êtes en sécurité ici, et pouvez rester pour l’instant. C’est moi qui suis chargé des lampes de la crypte, je les vérifie avant chaque office. Nous sommes presque à