Francesca la Trahison des Borgia
de sa détermination à le faire quand même par égard pour moi.
Alors je me levai et allai jusqu’à la fenêtre du salon, où les dernières lueurs du couchant faisaient flamboyer d’or et de rouge les tuiles des toits environnants. Des volées d’étourneaux décrivaient de longues courbes gracieuses en direction de leurs nids, sous les toits des églises. Çà et là, une chouette lançait un appel timide dans la pénombre grandissante.
César vint se serrer contre moi. Je lui pris la main pour me donner courage, et me lançai :
— Je fais des cauchemars… Non, disons plutôt que j’en fais un en particulier, mais qu’il revient sans cesse.
— Tu veux me le raconter ?
— Il n’y a pas grand-chose à en dire, vraiment. Je me trouve derrière un mur, il y a un trou par lequel je vois des éclairs de lumière et du sang, une quantité astronomique de sang. Je me noie dedans.
— Et rien d’autre ?
Ah oui, j’oubliais.
— Il y a une femme… en train de crier.
— Qui est cette femme ?
— Maman.
La réponse me vint instinctivement et sans hésitation aucune. Pourtant, elle ne faisait visiblement aucun sens.
— Mais c’est impossible. Ma mère est morte à ma naissance.
Son bras protecteur se referma sur moi, m’attirant plus près de lui encore, et de la chaleur de son corps.
— Dans ce cas, il s’agit peut-être de quelque chose qui n’est pas encore arrivé.
— Non, c’est tout autant impossible. Dans mon rêve, je suis toute petite et sans défense, incapable de me sauver, moi ou quiconque.
— Pourtant, ce n’est pas toi.
Je refoulai les larmes que je sentais monter en moi, et secouai la tête.
— Par le diable, c’est même tout le contraire de moi.
J’étais une femme capable de provoquer le plus grand effroi chez autrui. Les gens baissaient les yeux en ma présence, et craignaient par-dessus tout mon inimitié. Je connaissais mille façons de tuer, et n’hésitais pas une seconde à en faire usage, si nécessaire — du moins c’est ce que je voulais que l’on croie.
J’étais Francesca Giordano, l’empoisonneuse du pape, et ma vie dépendait du fait que personne ne l’oublie jamais. Encore moins moi-même.
— Où vas-tu comme ça ? me demanda César en voyant que je m’écartais brusquement de lui.
Je ne me retournai même pas pour lui répondre.
— Trouver le moyen de débusquer Morozzi.
Il eut un soupir théâtral mais l’instant d’après, je le sentis derrière moi. Me prenant par le bras, il s’exclama :
— Le moment est mal choisi pour demander audience à mon père.
Qu’entendait-il par là ? Certes il était tard, mais tout le monde savait que Sa Sainteté travaillait (ou tout au moins s’occupait) jusque tard dans la nuit. Quelques heures de sommeil et de courtes siestes dans la journée semblaient lui suffire.
— Je ne comprends pas, tu n’as pourtant pas hésité à aller le voir sur-le-champ lorsque je t’ai informé de l’arrivée de Morozzi en ville.
— C’était différent. Après encore une de ces interminables entrevues avec l’émissaire espagnol, papa ne sera pas de belle humeur, crois-moi. Il est préférable d’attendre.
— Pendant combien de temps, et pour quoi faire ? Je fais de mon mieux, tout comme Vittoro, mais quand bien même nous ferions tous les efforts du monde, Morozzi finira par passer à travers les mailles de nos filets. Chaque jour, chaque heure qui passe augmente ses chances de réussite.
Je n’exagérais pas en disant cela, et César le savait parfaitement. Cependant, après la plus brève des hésitations, il me dit :
— Je suis… en train de me renseigner. Il est très important que nous ayons tous les faits. Lorsque ce sera le cas, je…
— De quoi parles-tu ? Quels faits ?
Une grande frustration s’abattit alors sur moi. J’avais frôlé la mort à plusieurs reprises à cause de ce dément, et je ne tolérerais pas que l’on contrecarre davantage mes plans. Je m’en pris violemment à César, sans réfléchir.
— Alors ça, vous êtes bien tous les mêmes ! Chez les Borgia, tout n’est qu’intrigue, complot et conspiration. Rien ne peut jamais être simple et direct. Mais bon sang, il faut agir, maintenant !
— Francesca, tu oublies à qui tu parles !
N’importe quelle femme ayant une once de bon sens s’en serait tenue là ; de fait, elle serait même allée plus loin, et aurait demandé pardon. Car peu importait que l’on se
Weitere Kostenlose Bücher