Francesca la Trahison des Borgia
brûlée vive sans qu’au moins des dizaines et des dizaines de témoins voient ce qu’il se passe. Pour autant, ils n’avaient rien fait pour l’arrêter.
Pour pénible que ce soit de l’admettre, je comprenais que les humbles gens vivant dans l’ombre de Sainte-Marie aient pu hésiter à prendre parti dans une situation qui n’avait certainement pas manqué de les terrifier et de leur soulever le cœur. Au vu d’une telle atrocité, ils avaient dû s’en remettre à l’autorité de l’Église ; et en constatant que personne ne sortait de la basilique ou de la résidence des prêtres pour stopper les assaillants, ils avaient compris que toute chance de trouver de l’aide ailleurs serait vaine.
Mais peut-être s’agissait-il davantage que d’une simple défaillance à faire œuvre de bonté chrétienne. Peut-être ce crime odieux avait-il eu lieu avec la bénédiction des prêtres de Sainte-Marie, ces mêmes hommes que j’avais récemment soupçonnés d’aider Morozzi.
Scrutant toujours la basilique, César grommela :
— Il est peut-être encore à l’intérieur en ce moment même, à nous observer. Le seul moyen d’en avoir le cœur net serait de s’emparer de l’église et de la résidence des prêtres et de les démonter toutes les deux pierre par pierre.
Je compris qu’en cet instant précis il se délecterait d’ordonner une telle mission à ses hommes, mais je secouai la tête.
— Il est parti depuis longtemps. Nous ne sommes pas plus près de le retrouver qu’avant, et cela durera tant que Sa Sainteté ne nous dira pas tout ce qu’elle sait.
La réticence que César avait manifestée plus tôt dans la soirée à l’idée de braver son père à ce sujet-là s’était envolée. Il jeta un dernier regard au corps de la jeune fille et demanda à ce qu’on lui amène sa monture, puis donna l’ordre à plusieurs de ses hommes de rester là et de porter toute l’assistance nécessaire. C’est ainsi que je remontai sur le cheval, appuyai ma tête contre son dos et me concentrai sur le simple fait de respirer. L’air redevint relativement propre, une fois la place derrière nous ; mais cette odeur de chair brûlée me resta dans les narines jusqu’au Vatican. J’en arrivai à craindre qu’elle ne me suive jusque dans mes rêves.
Nous nous rendîmes tout de suite au palazzo Santa Maria in Portico. Les hommes de garde paraissaient considérablement plus éveillés que la fois précédente, au palais. Ils se mirent au garde-à-vous d’un bond au passage de César. Je n’aurais su dire en revanche ce que ma présence à ses côtés leur inspira comme commentaires.
Dans l’antichambre des appartements de La Bella, une domestique aux yeux ensommeillés nous reçut et s’en fut aussitôt prévenir sa maîtresse de notre présence. Giulia apparut bientôt, l’air bien trop éveillé pour une heure aussi tardive ; mon intuition fut confirmée lorsque je remarquai les cernes qui soulignaient ses yeux lumineux. Comme vous le savez sûrement, elle était considérée comme une femme d’une grande beauté, la plus grande de toutes à notre époque, et possédait ce mélange très rare d’attraits physiques et de belles manières, capable de rendre fou d’amour le plus droit des hommes. Borgia ne faisait pas exception à la règle : il l’adorait, la choyait à l’excès et, à en croire la rumeur, s’apprêtait à inonder sa famille de richesses toujours plus mirifiques dès que l’enfant qu’elle portait serait venu au monde sans incident.
Même ce soir-là, alors qu’elle était visiblement soucieuse, elle avait l’air ravissante avec ses longs cheveux dorés qui lui tombaient presque aux pieds, sa bouche, petite mais charnue, et sa peau veloutée. Je n’aurais su dire comment elle parvenait à entretenir cette extraordinaire chevelure en particulier, hormis l’usage manifeste de feuilles de saule, de racines de verveine et peut-être d’écorces d’épine-vinette pour l’illuminer ; j’avais entendu dire qu’elle avait assigné deux de ses domestiques à cette seule tâche.
Giulia me regarda d’un air méfiant, ce que je ne pouvais lui reprocher. Je lui avais sauvé la vie l’année précédente, mais ce faisant elle avait perdu son enfant ; elle n’avait donc aucune raison de se montrer particulièrement bienveillante envers moi. Elle prit tout juste le temps de nouer son vêtement intérieur de façon à souligner ses nouvelles rondeurs, et dit à
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