Francesca la Trahison des Borgia
même les « yeux » de Borgia, comme on les surnommait, semblaient aveuglés.
Comment un homme pouvait-il se rendre invisible dans une ville où les meilleurs amis du monde s’espionnent et où l’on jase comme l’on respire ?
Pendant un bref instant, la crainte que Morozzi soit quelque chose d’autre qu’un être humain à strictement parler s’éveilla en moi. J’avais déjà connu cette peur et eu raison d’elle, du moins c’est ce que je me plaisais à croire. Et pourtant la voilà qui revenait me tourmenter.
Mais c’était ridicule. Morozzi était un homme, rien de plus et rien de moins qu’un homme. Ainsi que Borgia l’avait si bien dit, lui aussi avait besoin de manger, de dormir, d’uriner — et peut-être même de satisfaire d’autres besoins.
En traversant le Pons Ælius, je me promis de redoubler d’efforts dans ma quête du prêtre fou. Chaque tunnel, chaque passage, chaque église, chaque bordel — tous les lieux où il était susceptible de se cacher devaient être surveillés, mais discrètement pour ne pas éveiller son attention. Cependant, je ne pouvais me contenter de m’asseoir et d’attendre les résultats. Il me fallait trouver le moyen d’attirer le prêtre fou hors de sa cachette, même si cela signifiait mettre de nouveau ma vie en danger.
25
Je n’avais guère hâte d’expliquer mon plan à César, je l’avoue. Sans le savoir, ma bonne Portia eut la gentillesse de me donner un peu de répit. Me voyant arriver par la loggia, elle me fit signe de venir depuis son poste habituel. Elle n’avait plus le bras en écharpe et semblait parfaitement guérie de son agression du mois précédent, ce qui me mit du baume au cœur.
— Il est là-haut, m’annonça-t-elle sans préambule. Arrivé il y a quelques minutes.
Je le savais déjà, ayant vu les hommes de César postés dans la rue. Pour sûr ils m’avaient tous reconnue, mais aucun n’avait osé même jeter un œil dans ma direction. Je me demandais bien ce qu’ils pensaient des relations de leur maître avec une femme d’aussi sinistre réputation que moi.
— Des domestiques ont laissé des paniers de provisions chez vous, ajouta Portia. Je crois que vous allez manger du poulet, ce soir.
Maintenant qu’elle en parlait je sentais son arôme, avec une pointe de romarin et d’huile d’olive, dans la loggia. Cette recette était l’un de mes plats préférés, et César le savait. Je me demandais bien ce qu’il avait prévu d’autre pour détourner mon attention et ainsi m’empêcher de lui poser la question de ce qu’il avait fait depuis que nous nous étions quittés, il y avait de cela plusieurs heures.
Je la remerciai pour son rapport détaillé, mais elle n’en avait pas fini.
— S’agissant de l’affaire dont vous m’aviez demandé de m’occuper…
Il me fallut un instant pour comprendre qu’elle me parlait de Carlotta d’Agnelli. Soudain gênée à l’idée de lui avoir confié pareille mission, je tentai de faire comme si cela ne m’intéressait que très modérément ; mais j’oubliais qu’il ne fallait pas en conter à Portia.
— Une jeune femme modèle, semblerait-il. De beaux cheveux blonds, une peau crémeuse, très jolie silhouette. Un parangon de vertu, en plus, dévouée à sa famille, pas même un parfum de scandale lié à son nom ou le début d’une rumeur la concernant. Elle va à la messe tous les jours, fait l’aumône aux pauvres, traite ses domestiques avec gentillesse et a la voix d’un ange.
— Elle chante ?
Je me concentrai sur ce détail en particulier plutôt que de m’appesantir sur la douleur qui me saisit soudain au niveau de la poitrine. La future femme de Rocco était charmante, digne de confiance, honorable — exactement le genre de femme dont il tomberait amoureux. Mais aussi, tout ce que je n’étais pas.
— À merveille, à ce que tout le monde dit. Ses voisins font même en sorte de rester à la maison aux moments où elle est le plus susceptible de s’exercer, pour ne pas en perdre une miette.
— Un tel talent l’aura rendue vaniteuse, insinuai-je, de désespoir.
Portia soupira en secouant la tête.
— Apparemment ce n’est même pas le cas. Elle est en tous points modeste, que ce soit dans ses tenues comme dans ses manières. (La portatore s’approcha un peu plus près, le front plissé.) Ce qui pose la question de savoir pourquoi un homme comme lui, dit-elle en levant les yeux vers l’étage du dessus,
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