Francesca la Trahison des Borgia
heures, voire des jours de souffrance insoutenable avant que la vie ne le quitte. Mais elle l’avait déjà quitté, même s’il n’en avait pas eu conscience, dès le moment où il s’était autorisé à espérer mieux.
C’était un millésime riche, un vin digne d’un pape, comme il aurait pu en boire dans sa nouvelle vie si on lui en avait laissé la chance. Il eut le temps de se demander comment diable elle avait pu deviner que le vin avait été frelaté. Et si elle avait tort ? Et si tout cela n’avait été qu’une mise en scène, et qu’il n’allait pas mourir…
À peine cette pensée lui eut-elle traversé l’esprit que le feu explosa en lui, lui brûlant d’abord la gorge avant de descendre jusqu’au creux de son estomac et de se propager ensuite partout. Pris de convulsions, il poussa un cri. La femme s’écarta pour mieux l’observer, curieuse de voir les effets du poison sur lui.
Il entendit un bourdonnement formidable, comme si une myriade d’insectes vrombissait à l’intérieur de son crâne. Ses yeux s’écarquillèrent alors même que sa vision se rétrécissait ; autour de lui les objets devinrent rapidement des petits points de lumière, qui à leur tour s’éteignirent. Il était devenu aveugle et sourd, hormis ce bourdonnement incessant dans le crâne ; mais rien de tout cela n’importait en comparaison de la douleur. Il aurait hurlé si les muscles de sa gorge n’avaient été paralysés, tout comme le reste de son corps quelques secondes plus tard, si vite que son dernier souffle eut à peine le temps de sortir de ses poumons que son cœur avait déjà cessé de battre.
Lorsque tout fut terminé, le condottiere alla trouver l’aubergiste qui s’était fait tirer de son lit et attendait en bas, tremblant de peur. Quelques pièces glissées dans sa main, des instructions rapides et l’homme reconnaissant comprit que tout ce qu’on lui demandait c’était de se débarrasser d’un corps et de garder le silence, ce qu’il jura de faire jusqu’à la fin de ses jours, tout en rendant grâce à Dieu encore et encore devant tant de miséricorde.
Dehors, dans la fraîcheur agréable de ce début de printemps, Francesca attendait. Elle serra un peu plus sa cape contre elle, davantage pour se réconforter que se réchauffer, et essaya de ne pas trop penser à l’homme qui venait de mourir. Elle était extrêmement fatiguée, mais savait qu’elle ne dormirait pas. Pas maintenant, pas encore.
Le condottiere la rejoignit. Ensemble, ils marchèrent jusqu’à leurs montures.
— Combien cela fait-il, pour cette année ? s’enquit-il.
— C’est le troisième, répondit-elle, tandis qu’il faisait une coupe de ses deux mains pour l’aider à monter. Elle n’appréciait guère les chevaux et aurait préféré rentrer à pied, mais comme avec tant de choses dans la vie il n’y avait pas d’autre choix, parfois.
Bien calée sur la selle, elle ajouta :
— Et il y en aura d’autres, jusqu’à ce que l’on arrive à y mettre un coup d’arrêt.
— Ou que l’un d’entre eux réussisse, en conclut son compagnon.
Elle acquiesça d’un air sombre et fit partir sa monture en direction du fleuve, tout à coup pressée d’en finir.
1
Le sort du monde est entre les mains d’un homme qui fixe la feuille posée devant lui, remet dans son encrier la plume d’oie avec laquelle il joue depuis bien trop longtemps, et demande qu’on lui apporte du vin.
Cette image est ancrée dans ma mémoire, tel un insecte pris dans l’ambre, comme si une entité qui dépassait notre entendement avait arrêté le temps en cet instant précis.
Mais bien entendu, rien de la sorte n’arriva. Le temps s’obstina dans sa marche inexorable, et continua à engendrer dans son sillage de grands événements impliquant de grands personnages. Toutefois, si vous le voulez bien, laissons un instant de côté l’Histoire pour songer à tous ces modestes gens dont la vie était en jeu. Car à la vérité elle l’était littéralement, et plus d’un ont vu la corde qu’on avait passée autour de leur cou se resserrer de façon insupportable.
J’avoue qu’en cet instant j’aurais volontiers pris un verre, moi aussi. En cette agréable journée de début mai de l’an 1493 après Jésus-Christ, Rodrigo Borgia, devenu le pape Alexandre vi, avait passé une grande partie de son après-midi à examiner la bulle pontificale Inter caetera, qui exposait en détail les dispositions
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