Francesca la Trahison des Borgia
peur.
— Qu’as-tu vu ? s’enquit-il.
Je réprimai le soupir qui montait en moi. Sa Sainteté était convaincue que dans certaines circonstances, j’étais sujette aux visions. J’avais tenté de l’en dissuader, mais en vain. De toute façon, il semblait moins se soucier de savoir si ces visions étaient d’origine divine ou diabolique que ce qu’elles étaient à même de lui révéler.
— Dis-le-moi, insista-t-il.
— J’ai vu du sang, répondis-je pour en finir. Une mer de sang, qui nous engloutissait tous.
Il fronça les sourcils.
— Tous, pas juste mes ennemis ?
— Elle engloutissait le monde.
Manifestement, la réponse que j’avais faite n’était pas du goût de Sa Sainteté. Il resta silencieux un instant, avant de déclarer :
— Ce n’était pas une vision. De toute évidence, tu es surmenée à cause du danger que tu as bien failli faire encourir à ma fille. Mais je te pardonne. À présent va, et reprends tes esprits. Mais fais vite : je veux voir le cas de Morozzi réglé séance tenante.
Je hochai la tête et me levai en chancelant, puis reposai délicatement la coupe sur le bureau de crainte qu’elle ne tombe, ne se brise – et moi avec. Je ne sais comment, je réussis à rassembler mes esprits et à sortir de la pièce, puis de l’antichambre. Je me mouvais comme dans un cocon de silence, pleinement consciente du fait que tous les regards étaient posés sur moi. Tous les prêtres, clercs et importuns venus demander audience se figèrent sur place et m’observèrent. Pour ma part, ils auraient tout aussi bien pu ne pas exister.
J’avais encore un goût âcre de cuivre dans la bouche. J’attendis d’être sortie du palais pour cracher contre un mur, découvrant par la même occasion que je m’étais mordu la langue. Mon sang avait taché la pierre claire et s’écoulait jusque sur le sol. En frissonnant, je repris mon chemin.
Malgré les instructions de Borgia, je n’étais pas disposée à rentrer chez moi tout de suite. Après ce qui venait de se passer, une étrange agitation s’empara soudain de moi. Je ressentais le besoin irrésistible de marcher.
Arrivée sur le Pons Ælius, en face du château Saint-Ange, je m’arrêtai et regardai en direction de l’aval du fleuve. À cette époque de l’année, le Tibre est une bête paresseuse qui serpente tant bien que mal à travers le cœur de la ville. Les choses sont bien différentes en hiver, lorsque des pluies tardives le font parfois déborder de son lit, mais ce jour-là, une brindille lancée d’où je me tenais aurait fait un périple des plus paisibles jusqu’à la mer Tyrrhénienne, à moins de cinquante kilomètres de là. Suivant le sens du vent, l’odeur de la mer chargée des senteurs de la campagne qu’elle traverse en chemin imprègne parfois la ville – ce qui n’était pas le cas présentement, seule une légère brise trompant quelque peu la chaleur qui s’était accumulée au fil de la journée.
Je regardai les bateliers tirer leurs longues barques étroites sur les berges boueuses. Pendant les heures de travail, quand ils se disputaient les clients, ils se comportaient en véritables coupe-jarrets entre eux. Mais lorsque venait l’heure de la soupe et du lit, la solidarité revenait et ils se donnaient un coup de main pour hisser les bateaux sur la route. Là les attendaient leurs enfants, qui prenaient ensuite le relais pour transporter l’embarcation jusqu’à leur humble demeure. Le matin venu, l’opération se ferait en sens inverse. Dans une autre ville que la nôtre (peut-être la cité rêvée de Platon dans La République, où les hommes vivent ensemble en toute courtoisie, ce qui élimine jusqu’à la nécessité d’avoir des lois), ces mêmes bateliers laisseraient leurs barques sans danger sur les berges, et en revenant à l’aube les y retrouveraient. Mais Rome est une ville de voleurs, ou bien, si vous préférez, de pilleurs, dont beaucoup vivent dans des cabanes en bois branlantes serrées les unes contre les autres le long du fleuve, et subsistent en fouinant partout pour trouver tout et n’importe quoi à vendre. Un bateau laissé là disparaîtrait en un clin d’œil, sans laisser de traces.
Mais le Tibre lui aussi prend autant qu’il donne. Si vous restez sur le Pons Ælius suffisamment longtemps, vous êtes assurés de voir passer au moins un corps qui flotte à la dérive. Tiens, songez seulement au frère dominicain dont la triste fin avait
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