Frontenac_T1
fois à Louis Phélippeaux de Pontchartrain, proche parent des Frontenac par sa mère et récemment nommé ministre et secrétaire dâÃtat à la Marine. Le malheureux marquis de Seignelay était décédé des suites dâun cancer du poumon. Lâagonie avait été longue et particulièrement éprouvante, racontait-on, mais lâhomme avait fait preuve jusquâà la fin dâun courage et dâune abnégation si admirables quâil avait édifié tous ceux qui lâavaient approché.
â ... le gouverneur nâa pas une simple chaloupe en sa disposition, continua-t-il, ni un seul bateau plat de réserve, qui sont pourtant des choses dont on ne se peut passer quand il sâagit de quelque entreprise. Le peu de bâtiments quâon dit être au roi nâont jamais subi aucune inspection, de sorte quâil est difficile de se donner tous les divers mouvements nécessaires pour la conservation dâune colonie dâune aussi vaste étendue et dâune aussi difficile communication. Quant aux marchands de ce pays, nous sommes trop à la merci de leurs méchants navires pour lesquels il faut donner un prix excessif lorsquâil les faut affrétés. Il me semblerait pourtant que le roi... non, Charles, biffez... biffez... Sa Majesté ne pourrait-elle pas financer la construction dâun petit brigantin fort léger, à quatorze rames, pour pouvoir servir à un gouverneur et à un intendant quand le service du roi le requerrait, pour aller depuis Tadoussac jusquâà Montréal visiter les côtes avec sûreté et quelque sorte de dignité...
â Depuis... Tadoussac... jusquâà Montréal, répéta lentement Monseignat, dans lâespoir de ralentir le débit et reprendre le dessus.
â ... car je vous assure quâencore que je sois accoutumé dâaller en canot, câest plutôt la voiture dâun sauvage que celle dâun ministre du roi. On nâaurait aucune peine à armer promptement ce vaisseau de tous les rameurs nécessaires, grâce aux nombreux malfaiteurs, coureurs des bois et volontaires qui sont dans ce pays. Il ne serait dâailleurs pas mal à propos que lâon vît ici une espèce de Scola, comme on appelle à Venise la galère qui est toujours vis-à -vis de la place de Saint-Marc...
Lâattention de Louis fut détournée par la vue dâun gros esturgeon qui semblait accompagner leur course. Son long corps effilé aux flancs étincelants zigzaguait dans lâeau avec agilité. Il se dit que dans dâautres circonstances on lâaurait pêché aussitôt, car il raffolait de sa chair et du caviar quâon tirait de ses Åufs, mais on nâavait malheureusement pas de temps à perdre et Montréal était encore loin.
Il continua néanmoins, en ralentissant le débit.
â ... et puisque nous en sommes à ce chapitre, monseigneur, je nâhésite pas à vous réitérer la demande de nous donner quelques frégates pour tenir notre rivière libre et empêcher nos bâtiments qui vont aux Antilles et en France dâêtre toujours à la veille dâêtre pris par les corsaires. Cela serait dâune grande utilité par les prises quâelles pourraient faire sur lâennemi et par celles quâelles empêcheraient dâêtre faites sur nous.
Monseignat trempa sa plume dans le petit encrier et traça les derniers mots avec application. Sa calligraphie était classique et soignée, si lâon exceptait les barres des « t » quâil dessinait de manière fantaisiste en étirant abusivement le trait vers le haut pour le terminer en une large boucle. Sa position inconfortable, assis du bout dâune fesse sur un siège dur, le corps à moitié replié sur son écritoire, finit par lui donner mal au dos. Il cambra les reins et remonta les épaules dans lâespoir de chasser la fatigue. Mais Frontenac continuait sur sa lancée :
â ... Après les succès des trois batailles menées contre les Anglais, et dont je vous marquais les détails dans ma lettre du premier de ce mois, permettez-moi, monseigneur, de vous représenter que nos troupes sont depuis si longtemps aux prises avec lâennemi, et pendant lâhiver et pendant lâété, quâelles sont trop diminuées
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