Frontenac_T1
rives du Saint-Laurent et projetant leur tronc puissant au-dessus des berges marécageuses. Des grues et des hérons clapotant dans la vase sâélevaient silencieusement sur leur passage pour se perdre aussitôt dans le ciel lumineux de juillet. Le soleil, encore bas, irisait les eaux de taches argentées et une fraîche odeur de marée basse emplissait lâair.
Louis jeta un regard moqueur sur le canot arrière. Lâintendant Champigny y avait pris place avec son secrétaire et quelques hommes de sa garde, en refusant obstinément de partager celui du gouverneur. Les Hurons de Lorette le manÅuvraient avec dextérité et les talonnaient de près. Malgré ses hauts cris, ses menaces et ses récriminations, Louis nâavait trouvé aucune embarcation propre à les mener en sécurité jusquâà Montréal, et il avait dû se rabattre en désespoir de cause sur les canots dâécorce des Indiens christianisés. Non pas quâils fussent impropres à voyager sur lâeau, car le canot était au contraire le plus rapide et le plus malléable des moyens de transport de la colonie, mais Louis ne sây était jamais senti en sécurité. Trop léger et instable à son goût, trop rapide à verser, disait-il, même si cela ne lui était jamais arrivé pendant toutes ces années où il avait sillonné le pays dâun bout à lâautre.
Câétait la grande migration annuelle du gouvernement. Du début de lâété jusquâà lâautomne, le gouverneur et lâintendant, suivis de dizaines dâofficiers, de serviteurs et de militaires, se déplaçaient de Québec, capitale administrative, vers lâautre pôle dâattraction que constituait Montréal, capitale de la fourrure. Vers la fin du mois de septembre, lâodyssée reprenait en sens inverse. Sauf que cette fois, elle avait été décalée de plusieurs semaines sur le calendrier habituel, car Louis, mû par une espèce de pressentiment, avait préféré rester plus longtemps dans la capitale pour surveiller de près la mise en marche des fortifications de François Provost. Lâidée dâune éventuelle attaque anglaise sur Québec commençait à lâinquiéter sérieusement.
Le long convoi dâune trentaine de canots, distants les uns des autres de plusieurs brasses, sâétirait sur plus dâune demi-lieue. Louis se sentait de belle humeur et pleinement revigoré. Les trop grandes chaleurs des derniers jours, qui le plongeaient invariablement dans un abattement délétère ponctué de déchirantes douleurs rhumatismales, avaient cédé place à un temps frais et propice au voyage.
Il respirait à pleins poumons lâair gorgé dâhumidité. Pour se délasser, il étira les jambes et se cala plus confortablement dans son siège. Il bénit son majordome qui avait eu lâingéniosité de faire fixer aux varangues un vieux fauteuil aux pattes coupées ras, ce qui diminuait lâinconfort du voyage et lui permettait de supporter les longues heures sans escale. Quelques couvertures quâil repoussait pour lâinstant à ses pieds serviraient à le garantir des éclaboussures et des imprévisibles coups de vent, toujours fréquents sur le fleuve à cette époque de lâannée.
Deux Indiens ramaient vigoureusement à lâavant du canot et trois derrière. Impassibles et silencieux, les yeux fixés sur lâhorizon, ils pagayaient de conserve. à chaque coup dâaviron, lâembarcation faisait un bond devant et fendait brièvement lâeau, qui giclait sur les côtés en gerbes de fines éclaboussures. Mais la force du courant repoussait aussitôt le frêle esquif quâil fallait à nouveau propulser dans un combat incessant contre le courant. Ce nâétait quâà ce prix que lâon gagnait insensiblement du terrain sur la puissante rivière qui précipitait sa formidable masse dâeau vers le golfe et la mer.
Louis reprit sa dictée. Charles de Monseignat, assis sur le banc arrière et penché sur un petit écritoire posé sur ses genoux, jetait rapidement sur papier les phrases que le gouverneur enchaînait au fil de lâinspiration. Sa missive, la troisième depuis leur départ, était adressée cette
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