Frontenac_T1
lâinjustice du coup qui la frappait. Elle pleurait à chaudes larmes en répétant, dans un filet de voix :
â Je suis ridiculisée à jamais, humiliée et perdue de réputation. Toute la cour va se moquer de moi et me déchirer à belles dents...
Câétait en 1659. Frontenac sâen souvenait très bien, puisquâà peine quelques mois plus tard, il assistait à la première représentation des Précieuses Ridicules, de Molière. Anne-Marie-Louise dâOrléans venait de publier coup sur coup deux recueils dévastateurs, que Louis avait lus dâun trait. En quelques pages vitriolées et dans une galerie de portraits où chacun pouvait aisément reconnaître la personne mise en cause, la princesse du sang profitait lâchement de sa position sociale élevée pour régler brutalement ses comptes avec ses anciennes amies, quâelle avait chassées quelque temps avant son retour en grâce. Anne, mademoiselle dâAumale et mademoiselle dâHaucourt, plus particulièrement, se retrouvaient la cible dâaccusations mensongères, mises à nu et ridiculisées sur la place publique avec une hargne et une méchanceté peu communes.
Mécontente de leur conduite à Saint-Fargeau, la Grande Mademoiselle crachait sur celles quâelle avait tant aimées, dont elle avait partagé les idées et les manières, celles pour qui elle avait été un modèle. Elle reniait, par dépit, ce quâelle avait adoré. Elle les traitait de « précieuses » par vengeance et, pour les ridiculiser en faisait de vieilles pucelles laissées pour compte, des femmes laides et pauvres, frustrées par la vie et vouées au célibat. Sa haine se déchaînait surtout contre Anne, quâelle qualifiait de «marchande ayant épousé par amour un soldat estropié » ou de « dame sans nom » pour bien rappeler ses honteuses origines bourgeoises.
â Ce grelot qui a fait des précieuses un objet de satire et qui annonçait déjà Molière, câest bien la Montpensier qui lâa attaché, parbleu! tonna encore Louis, malgré toutes ces années.
Il sâétonna du ton emporté de sa propre voix. « Me voilà radotant encore ces vieilles histoires qui ne font que mâéchauffer lâesprit. Est-ce donc cela, vieillir? Cette redondante propension à rabâcher les mêmes événements passés, comme si tout avait été vécu et que lâavenir ne promettait plus rien? »
Il sâagitait de plus en plus et ses courbatures revenaient le hanter. Il se replaça sur le dos et sâétendit les jambes pour en chasser lâankylose. Son membre malade reprenait son travail de sape. Il entreprit de le masser lentement à la hauteur du coude. Curieusement, câétait toujours de là que provenaient ses douleurs.
â De quoi, dâailleurs, sera fait cet avenir? Quâest-ce qui mâattend désormais? La dégénérescence physique, une solitude pesante et misérable, des souvenirs douloureux, des remords lancinants et le sentiment dâavoir raté ma vie? Et en prime, la mort en exil dans une lointaine colonie, murmura-t-il dâune voix dâoutre-tombe... Mais foin de ces ruminations de vieux bouc!
Le grognement résolu quâil poussa sâaccompagna dâun branle-bas de tout le corps. Il sâétait redressé subitement, les yeux grands ouverts, en repoussant ses couvertures avec brusquerie. Il se surprenait encore en flagrant délit dâapitoiement, lui qui vomissait ce mauvais pli de vieillard souffreteux.
En quelques minutes, il fut sur pied. Il glissa dâun geste décidé le portrait miniature dans le tiroir et hurla un ordre en se saisissant de sa chemise. Duchouquet apparut bientôt.
â Aide-moi à mâhabiller, la journée est déjà avancée. Et fais porter le déjeuner dans mon bureau. Quâon ne me dérange sous aucun prétexte.
12
Entre Québec et Montréal, été 1690
Le matin était jeune encore et des nappes de brume soulevées par le vent révélaient un ciel radieux, égayé des protestations incessantes des goélands. Québec était déjà loin derrière. La longue file de canots longeait la rive où sâétirait la masse sombre des arbres accrochés aux
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