Frontenac_T1
remémorait les derniers mots de Jacques. Une nuit où ses forces semblaient lâabandonner, son frère avait réussi à articuler, si faiblement quâil avait dû coller son oreille à sa bouche : «Pour... moi, câest... la fin... Je... ne re... grette rien... Soutiens... Pierre... et le clan, ... et Paul... et ses... rêves... »
Il nâavait pas pu saisir le reste. Il avait eu beau le secouer, le supplier, Sainte-Hélène était demeuré silencieux, le regard déjà absent. Ce nâétait pourtant pas faute dâavoir reçu de bons soins, puisque le chirurgien de lâhôpital sâétait dévoué sans relâche à son chevet : il lâavait dâabord purgé et saigné, puis, après avoir extrait la balle, avait appliqué sur la plaie des plumasseaux, lâavait bourrée de bourdonnets pour absorber le pus et bassinée aux deux heures avec de lâeau-de-vie camphrée et de la crème de tartre. Voyant que cela ne produisait pas lâeffet escompté, il lui avait préparé un autre remède composé dâesprit de térébenthine et de laudanum, ce qui lâavait calmé pendant quelque temps.
Mais la nuit suivante avait été désastreuse, Sainte-Hélène sâétant mis à délirer sous lâeffet dâune fièvre intense et maligne. Le surlendemain, sa jambe était tellement infectée quâelle donnait des signes de gangrène, ce qui avait arraché au médecin une grimace de découragement. Il se demanderait longtemps, dâailleurs, sâil nâavait pas commis une erreur en ne lâamputant pas dès son entrée à lâhôpital, la blessure étant si profonde et les dégâts si étendus â le fémur avait éclaté sous lâimpact â que cela aurait peut-être été la voie la plus sage. Mais câétait aussi risqué dâamputer que de traiter, et la guérison était toujours une loterie dans ce genre de traumatisme...
â Sâen sortira-t-il? lui avait demandé Charles, cette nuit-là , dâune voix tourmentée.
Le praticien nâavait pas répondu et sâétait contenté dâavancer une moue embarrassée. Il avait pourtant fini par répliquer :
â Je ne vois plus quâune dernière possibilité : le saigner à la tempe. Cela provoque parfois des guérisons spectaculaires. Autrement...
Il avait laissé sa phrase volontairement en suspens, pour faire comprendre à Longueuil quâil avait abattu toutes ses cartes.
Pendant que Charles sanglotait toujours, tourné vers la fenêtre et le visage enfoui dans les mains, Paul de Maricourt avait passé le bras autour des épaules de sa mère et avait commencé à la bercer dans un lent mouvement cadencé, tête contre tête, ses cheveux épais et sombres emmêlés aux boucles grises et clairsemées. Sous le masque rassurant et apparemment impassible â il nâavait pas desserré les mâchoires ni versé une larme â se cachait une âme dévastée. Car très tôt, Sainte-Hélène lâavait pris en charge, comme lâaîné, Pierre Le Moyne dâIberville, lâavait fait avec ses deux frères les plus proches, pour soulager une mère qui, à cette époque, était tellement féconde quâelle mettait un nouveau garçon au monde chaque année. Dès que Maricourt avait pu marcher de longues heures sans se plaindre et tenir correctement un fusil, il avait suivi Sainte-Hélène en forêt et appris de lui les métiers de canotier, trappeur, coureur des bois, traiteur et truchement. Il parlait aussi bien les langues indiennes que son frère, et était aussi fin tireur que lui.
Mais si Maricourt avait abondamment vu mourir et avait lui-même donné la mort durant toutes ces années, il nâavait encore jamais assisté à lâagonie dâun proche : la fièvre et le délire, les humeurs nauséabondes, le pourrissement sur place, une souffrance vive et injustifiable et, pour finir, cette implacable dérive comateuse dans laquelle le mourant sâenfonçait sans retour... Mais il fallait donner à Sainte-Hélène le mérite dâavoir gardé un parfait contrôle sur cet amas de chairs souffrantes aussi longtemps quâil était demeuré
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