Frontenac_T1
déjà si encombrée quâelle était devenue presque impraticable. En plus de lâinconfort et du manque dâespace, une fétide odeur de pus et dâurine se dégageait de lâétroit réduit et prenait à la gorge.
Dans les trois lits placés le long des fenêtres donnant sur le jardin se trouvaient Juchereau de Saint-Denis, le bras fracturé dâune balle mais en voie de guérison, Louis le Cronier, touché au ventre et dévoré de fièvre, et Jacques de Sainte-Hélène, qui semblait vivre ses derniers moments, la jambe droite en charpie à la hauteur de la cuisse. Dès son arrivée à lâHôtel-Dieu, sa famille sâétait précipitée à son chevet. Il était entouré de sa mère et de deux de ses frères, Charles de Longueuil et Paul de Maricourt.
Catherine Thierry était penchée sur son fils et lui bassinait doucement le visage avec un linge imbibé dâeau. Des larmes quâelle nâessayait plus de retenir inondaient ses joues et tombaient goutte à goutte dans les cheveux moites de Jacques. Câétait son cinquième fils, le premier enfant quâelle perdait, et sa douleur était si grande quâil lui semblait ne pas pouvoir y survivre. Absent à tout ce qui lâentourait depuis des heures, Sainte-Hélène luttait contre la mort. à chaque inspiration qui lui arrachait un long râle dâagonie, il agrippait ses draps des deux mains et les serrait avec force. Son visage exsangue et crispé et ses yeux exorbités faisaient peine à voir, mais lâeffort surhumain quâil fournissait à intervalles rapprochés pour retenir quelques bribes de vie était encore plus insupportable.
â Foutre de Dieu, moi je nâen peux plus!
Charles de Longueuil sortit précipitamment sa gourde dâalcool, en versa dans le bouchon, puis approcha le contenant des lèvres du moribond. Il lui souleva la tête et lui fit ingurgiter le liquide par petites gorgées, avec une infinie patience. Puis il prépara une seconde ration quâil lui fit avaler de la même façon. Il sâapprêtait à refaire lâexercice quand sa mère sâinterposa.
â Mais arrêtez, Charles, vous allez lâachever.
â Lâachever, maman? Mais ne comprenez-vous pas que câest ce que nous avons de mieux à faire? Il souffre le martyre à chaque respiration. On ne peut pas rester les bras ballants sans rien tenter pour le soulager, il a déjà tellement pâti. Si ce nâétait que de moi... jâaurais déjà mis un terme à ses tourments depuis longtemps!
â Charles! Taisez-vous, vous blasphémez! Câest péché mortel que de se substituer à la Volonté de Dieu! Nous ne sommes ni des sauvages ni des mécréants!
Le jeune homme haussa les épaules et se pencha à nouveau sur son frère, qui poussait des gémissements encore plus aigus. Ne sachant plus que faire, il sâaffaira à le replacer dans son lit en le soulevant doucement par les épaules, ce qui provoqua un hurlement strident. Il avait oublié sa jambe broyée, gonflée comme une outre, et dont le moindre déplacement produisait une abominable douleur. Charles jura entre ses dents. Rattrapé par son impuissance et épuisé par de longues heures de veille, il se mit à pleurer à son tour par petits sanglots brefs et saccadés, rapidement suivis de gémissements sourds et profonds. Il cachait sa peine dans ses larges mains calleuses comme sâil était honteux de sây abandonner au grand jour. Lâidée de perdre son frère le cabrait tellement quâil en maudissait Dieu et la terre entière, tout en se jurant de le faire payer cher au premier Anglais venu.
Charles nâavait pas quitté Jacques depuis des jours, dâabord alité à ses côtés puis posté à son chevet aussitôt remis de sa propre commotion. Il voulait sâassurer que son frère ne manque de rien. Lâétat de débordement général était tel que les Hospitalières ne suffisaient plus à la tâche et réussissaient à peine à nourrir les malades. Le siège de Québec avait fait de nombreux blessés en provenance de lâextérieur et lâhôpital avait dû les prendre en charge, faute dâune famille pour les accueillir.
Longueuil se
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