Frontenac_T1
colonie, nous avons continué notre route. Quand nous avons appris quâune flotte anglaise assiégeait Québec, nous sommes retournés nous mettre à lâabri à lâentrée du fleuve Saguenay. Nous avons alors enfoui dans le sable cinq cent mille livres en espèces. Puis nous avons démâté et attendu les Bostonnais de pied ferme. Mais ils avaient dâautres fers au feu! On les a vus passer devant nous sans même sâapprocher. à la longue-vue, on a pu distinguer clairement les têtes bandées, les bras en écharpe et leurs manÅuvres toutes rompues. Heureusement que Dieu nous a guidés. Car si les vents ne nous avaient pas tant retardés, nous serions tombés tout crus aux mains des Anglais!
â Si vous avez évité de tomber «tout crus aux mains des Anglais », comme vous le dites, vous nâen êtes pas moins pris « tout crus » par les glaces... Immobilisés comme le sont vos bâtiments au Cul-de-Sac, je crains fort que vous ne soyez obligés dâhiverner ici si la température ne se répare pas, fit Louis en jetant un Åil inquiet sur le fleuve.
Le contraste qui se dessinait entre le centre du Saint-Laurent, sombre et violacé, et les rives, déjà barrées de larges bandes plus pâles, laissait peu dâespoir à une reprise de la navigation. La glace commençait déjà à se répandre en figeant les berges.
Un long pli de déception barrait le front de Louis. Le froid précoce risquait de mettre fin à la période de navigation, ce qui repousserait au printemps suivant lâoccasion de faire connaître au roi ses hauts faits dâarmes. Un contretemps qui réduirait dâautant leur impact auprès de la cour. Lui qui brûlait tant du désir dâêtre enfin reconnu! Il aurait dépêché un courrier ailé si Mercure eût existé ailleurs que dans les fables, et il se mit à espérer un soudain redoux, par la grâce du dieu Borée.
* * *
Quand retentit le Te Deum , Louis sentit une espèce de frisson le parcourir. Le beau cantique, écrit en contrepoint et appuyé par lâorgue, la flûte et les violes, fut dâabord entonné à pleins poumons par monseigneur de Saint-Vallier et rapidement repris par les chantres, les officiers et les nombreux paroissiens qui avaient envahi la nef et les bas-côtés de lâéglise Notre-Dame de Québec. Lâorgue, chauffé à blanc par le sieur Jolliet, retentissait de tous ses tuyaux dans lâimmense arcade en plein cintre et inondait lâespace de vibrations mélodieuses. On avait laissé ouvertes les portes de la cathédrale pour nâexclure personne et tenter de préserver cet exceptionnel climat dâeuphorie et de ferveur religieuse qui régnait dans la ville depuis le départ des Anglais.
Monseigneur de Saint-Vallier, portant mitre, crosse et anneau pastoral, avait salué Frontenac à la porte de lâéglise en lui présentant lâeau bénite et la croix, et lâavait conduit cérémonieusement au-devant de la nef où était dressé son prie-Dieu. Ses officiers dâétat-major, les membres du conseil souverain et lâintendant Champigny prenaient place autour de lui, devant les ecclésiastiques et les marguilliers, qui étaient relégués, pour cette fois, au second rang. La cérémonie traditionnelle dâAction de grâces revêtait ce jour-là une importance particulière : on remerciait le ciel pour la victoire sur les Anglais et la libération de Québec, ainsi que pour le récent triomphe naval du comte de Tourville devant Beachy Head, dans la Manche. Lâinformation faisait partie des bonnes nouvelles de la métropole apportées par la flotte de ravitaillement du capitaine Avismindy.
Louis était encore sous le charme du long sermon prononcé pendant la messe dâune voix chaude et inspirée et dont une grande partie avait été consacrée à dresser son pané gyrique. En plusieurs envolées lyriques grandiloquentes, le premier prélat avait salué en Frontenac « le guide temporel de la nation », «le grand général qui a mené son peuple à la victoire », «le protecteur de la sainte religion et le rempart contre lâhérésie et lâantéchrist ». Tant dâépithètes
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