Frontenac_T1
faisaient silence, fascinés et révulsés à la fois par lâimpitoyable travail de mort qui sâopérait sous leurs yeux, les râles de Sainte-Hélène devenant plus sifflants et plus espacés. Une forte émotion étreignait ses compagnons dâarmes qui ne reconnaissaient pas, dans ce gisant, lâhomme qui, hier encore, se lançait avec fougue à lâassaut de lâennemi, rameutait ses troupes à grand renfort dâencouragements et courait avec témérité sous le feu, lâépée au baudrier et le fusil pointé devant lui. La chance seule et non le mérite, chacun en était conscient, avait fait que certains sâen étaient tirés indemnes, tandis que dâautres â comme Sainte-Hélène, peut-être le meilleur dâentre eux â étaient tombés. La Hontan était si troublé quâil baissa les yeux pour ne pas pleurer, pendant que Vaudreuil serrait les dents et que Beaucours trompait son malaise en braquant toute son attention sur la respiration saccadée du mourant.
â En raison de lâexceptionnelle participation de votre famille à la lutte contre lâennemi, continua Louis en sâadressant toujours à Catherine Thierry, nous nous engageons céans à faire accorder à vos trois fils ici présents la Croix de Chevalier. En attendant de pouvoir concrétiser cette promesse par lettre de cachet du roi, prenez, madame, cette épée.
Louis tira de son fourreau un splendide fleuret au pommeau sculpté à ses effigies et le lui remit avec solennité, en le présentant par la tête arrondie de la poignée.
Cette dernière se leva avec un air grave, prit des deux mains la belle arme que lui tendait le gouverneur et la coucha cérémonieusement aux côtés de son fils Jacques. Des larmes de reconnaissance mouillaient ses cils. Autour dâelle, des murmures dâempathie amplifiaient lâapprobation générale.
â Câest pour moi, pour mes fils et pour... Jacques... un grand honneur dont je vous remercie, monsieur le gouverneur. Il aurait été comblé... sâil avait pu... vous le dire lui-même, articula-t-elle seulement, brisée par lâémotion.
Madame Le Moyne savait ce que valait cette Croix de Chevalier, elle qui avait grandi dans une famille de militaires, en avait épousé un et en avait donné quatorze au pays. Longueuil et Maricourt sâempressèrent de remercier le gouverneur en posant le genou au sol et en baisant par deux fois la main gantée quâil leur tendait.
â Il ne respire plus. Voyez... sa respiration sâest arrêtée.
Beaucours avait murmuré ces paroles dans un soupir. Les yeux grands ouverts, les traits figés, Sainte-Hélène avait enfin rendu les armes.
Catherine Thierry émit un grand cri dâanimal blessé et sâabattit sur la poitrine de son fils. Si le calvaire de Jacques était terminé, le sien ne faisait que commencer... tant la hanterait désormais la peur viscérale dâapprendre la perte dâun autre de ses fils.
18
Québec, automne 1690
â Eh bien, capitaine. Nous avons cru ne jamais revoir aucun des vaisseaux envoyés dans nos parages par le roi. Vous lâavez échappé belle et nous aussi. Votre arrivée va nous soulager un peu du grand besoin où nous sommes de toutes choses, car la famine commence à devenir préoccupante. Tout manque, maintenant, dans ce pays.
Le capitaine Avismindy opinait. Câétait un personnage imposant, grand et corpulent, dont la réputation dâexcellent marin nâétait plus à faire. Il dépassait Frontenac dâune tête et son tour de poitrine faisait bien deux fois le sien. Son bateau, Le Glorieux , était arrivé la veille avec deux autres navires marchands. Les six autres bâtiments qui avaient quitté La Rochelle au même moment avaient rebroussé chemin à la nouvelle du siège anglais et étaient retournés en France.
â Nous lâavons échappé belle, en effet. La traversée a été très éprouvante et je vous avoue que je suis venu à deux doigts de relâcher à lâentrée du Saint-Laurent. Jâétais désespéré, parce que nous avions beaucoup dérivé au nord et que le froid commençait à cingler. Mais comme nos navires étaient chargés des biens de la
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