Frontenac_T1
lequel elle lui serait un jour posée. Le silence qui sâensuivit parut sâéterniser. Duchouquet activa un peu plus vite son rasoir sur les poils de menton du chevalier, qui retenait son souffle. Un long moment sâécoula avant que Louis ne trouve le ton et les mots justes.
â Jâai été... habité... durant des semaines par la peur de voir mes... appréhensions se réaliser. Savez-vous que jâai failli vous retenir et vous dire de laisser tomber, que cela pouvait être dangereux, surtout que vous étiez la dernière personne au monde que jâaurais voulu voir dans une aussi... terrible... situation. Le baron de La Hontan, que jâavais dâabord pressenti pour cette mission parce quâil avait plus dâexpérience des Indiens que vous, lâavait refusée aussitôt, sous prétexte que câétait trop aléatoire. Je regrette amèrement ce qui sâest passé pour... vous, que je considère un peu comme mon... fils, et pour... Colin... La Beausière, Bouat... La Chauvignerie. Jâai mal évalué lâinconstance iroquoise, leur côté imprévisible, et jâen porte le remords. Jâai cru, à tort, leur inspirer assez de respect et de peur pour les forcer à négocier, comme jâai pensé que le fait dâépargner les Iroquois surpris à Schenectady allait leur donner un message clair de ma neutralité à leur égard. Câétait prématuré et... vous en avez été les malheureuses victimes.
Louis baissa la tête, lâair profondément malheureux.
â Mais comment cela a-t-il été pour... Je veux dire... Colin... a-t-il...
â Souffert? Au-delà de tout ce que lâon peut imaginer. Les Illinois mis à mort avant eux ont gardé leur sang-froid jusquâà la fin, contrairement à nos hommes... qui ont rapidement perdu pied. La Beausière surtout. Les tourments infligés dépassent lâentendement. Nous ne sommes pas préparés à ce genre de souffrances quâil faut une vie dâentraînement, je suppose, pour apprendre à dominer. Cela a été pour moi une cruelle initiation et je me suis demandé longtemps si on nâaurait pas dû aussi me mettre à lâéchafaud.
â Allons, allons, vous ne pouvez pas regretter de ne pas avoir été torturé ni dâêtre toujours en vie! Peu de gens ont assez de ressources pour résister à de pareils traitements. Certains de nos hommes y sont quand même parvenus, quelques femmes aussi, étrangement... mais ce sont des exceptions. Et cessez de vous mettre martel en tête. Vous avez obéi à un ordre, comme lâexcellent officier que vous êtes, et vous nâavez pas à porter le poids dâune décision que vous nâavez pas prise. Câest à moi dâen assumer la responsabilité.
Louis repensa aux deux Iroquois dont il avait été forcé dâordonner la mise à mort sur le Cap-aux-Diamants, quelques semaines avant cette conversation. Bien que la torture le répugnât profondément et lui semblât le fait de sociétés peu civilisées, il lâavait autorisée. Pour servir dâexemple et inspirer de la crainte à lâennemi. Les deux hommes avaient été brûlés à petit feu par les sauvages alliés et mangés à la manière traditionnelle. Louis nâavait voulu assister ni à la torture ni au banquet qui avait suivi, alors quâun Pierre dâIberville lâeût probablement fait sans sourciller...
Pour secouer le malaise qui commençait à lâenvahir et parce quâil nâavait jamais été particulièrement porté sur les mea culpa ou les attendrissements de femelle, Louis sâen sortit avec une pirouette :
â Que vous voilà rajeuni, mon cher ami! sâexclama-t-il devant un chevalier frais rasé et bien coiffé, émergeant de sa baignoire tel un Neptune triomphant jailli de la mer.
Bien astiqué, le visage net et lisse, la tignasse ramassée dans une bourse à cheveux, dâO reprenait allure de civilisé et sâavérait toujours bel homme. Louis fit signe à Duchouquet, qui scrutait sa penderie, de lui bailler sa redingote de satin pourpre et les hauts-de-chausse assortis.
â Jâespère que vous nous honorerez de votre présence, ce soir, monsieur dâO.
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