Frontenac_T1
avait peine à se réhabituer aux portions abondantes. Louis se servit copieusement, histoire de mettre son invité à lâaise et de combler une petite faim qui venait opportunément de poindre. Ãtonnée de voir le chevalier picorer dans son assiette au lieu de faire honneur à ses plats, Mathurine le gronda affectueusement :
â Mangez, mangez. Y va falloir vous remplumer là , monsieur dâO, vous êtes maigre comme un clou. Y vous reste tout juste les quatre poteaux pis la musique!
DâO fit son possible, mais il avait plus envie de parler que de manger. Il fit davantage honneur au vin chaud et lâingurgita si rapidement quâil sentit bientôt une douce ivresse le gagner. Puis il se lança dans un récit circonstancié de ses aventures depuis son départ de Québec : lâarrivée à Onontagué, lâaccueil aussi peu courtois quâinattendu réservé à sa délégation, son transfert vers la Nouvelle-York, son incarcération et son évasion spectaculaire dâune des geôles les mieux gardées de la Nouvelle-Angleterre. Il avait essayé par deux fois de fausser compagnie à ses geôliers et nâavait réussi quâà sa troisième tentative, aidé de deux prisonniers abénaquis qui avaient fui avec lui. Il avait suivi ses compagnons dâaventure en Acadie, chez le baron de Saint-Castin, où il avait séjourné quelques jours avant de reprendre la route du Canada. Lâéquipée avait duré sept semaines. Il lui tardait tant de rentrer quâil avait voyagé jour et nuit. Comme le chevalier disait détenir des informations de première importance, Louis décida de lâaccompagner à sa toilette.
La petite baignoire sabot de Louis fut roulée près du feu quâon venait dâattiser, car la pièce était froide et humide. Ce meuble servait peu, Louis étant convaincu que le fait de tremper trop souvent dans lâeau affaiblissait le corps et ouvrait la voie aux maladies. On ne lâutilisait que dans les cas exceptionnels et le chevalier était si crasseux que cela en justifiait amplement le recours. DâO se glissa dans lâeau avec bonheur et ferma les yeux. Il nâavait pas pris de bain depuis une éternité. La sensation de détente totale que procurait la chaleur de lâeau lui plaisait. Duchouquet, agenouillé derrière lui, commença à lui savonner avec vigueur la tête et les épaules.
â Alors, dâO, quelles sont donc ces nouvelles que vous tenez de première main et qui intéressent grandement lâavenir de la colonie? fit enfin Louis, curieux et inquiet tout à la fois de savoir ce qui lui pendait encore au bout du nez.
Il sâétait installé dans un fauteuil près de la cheminée et se lissait nerveusement la moustache, tout en fixant le feu qui crépitait doucement dans lââtre. Dehors, quelques rayons plus persistants avaient réussi à percer timidement la masse compacte des nuages. Câétait un printemps instable qui chavirait du chaud au froid sans prévenir.
â Jâai bien peur que nous ayons à essuyer un second assaut anglais, mais un assaut organisé à grande échelle et autrement menaçant, cette fois, répondit lâofficier dâune voix lente.
Ses yeux attentifs luisaient dans la semi-pénombre de la pièce.
Louis secoua la tête et poussa un long soupir. Il fallait bien sây attendre. La colonie ne vivait-elle pas, depuis le siège de Québec, dans la hantise du retour des Anglais? Une menace qui justifiait auprès de la cour des demandes dâhommes et de munitions auxquelles on nâaccédait jamais ou que lâon repoussait à lâannée suivante, pour des raisons toujours plus pressantes. Mille hommes pour le pays le plus populeux dâEurope, ce nâétait pourtant pas la mer à boire! Au lieu de quoi, le roi sâamusait à élaborer des projets fantaisistes de prise de la Nouvelle-York en se gardant bien, cependant, dây prévoir la moindre nouvelle recrue pour le Canada.
Louis prit le tisonnier et brassa vigoureusement les braises. Un bouquet dâétincelles en jaillit et une flamme vive sâéleva.
â Quâest-ce qui vous permet dâavancer cela?
â Des conversations que jâai eues avec quelques prisonniers anglais et dont
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