Frontenac_T1
le savez sûrement, vous qui savez tout, précisa Mareuil, le sourire en coin.
Celui qui venait de parler était loin dâêtre lui-même un modèle de vertu et une sulfureuse réputation de coureur de jupons le précédait. Il était aussi reconnu pour ses blasphèmes et sa propension à lever un peu trop souvent le coude.
â Je sais ce que vous répandez sur les filles du roi, La Hontan, reprit Louis. Vous les qualifiez « dâamazones de lit » ou de «troupes femelles dâassaut amoureux ». Prenez garde de ne pas confondre les ribaudes dont vous parlez avec ces bonnes filles tirées des orphelinats parisiens et triées sur le volet par nos religieuses. Elles arrivent ici pourvues dâun certificat de bonnes mÅurs attestant quâelles sont libres de toute attache et propres au mariage. Mais comme tout nouvel arrivage compte aussi son contingent de pommes avariées, certaines filles de mauvaise vie ont pu se glisser parmi le lot...
Louis savait pertinemment quâil y avait autant de marchandes dâamour dans la colonie que dans nâimporte quelle province du royaume. Un mal nécessaire sur lequel il préférait fermer les yeux, autant pour protéger la vertu de lâhonnête femme que pour permettre aux soldats de sâamuser.
Mais la conversation était déjà repartie dans une autre direction et on riait de plus belle.
â Comment dâO, reprit La Hontan, vous nâavez pas entendu parler de cette autre amazone de chez nous, la Madeleine de Verchères? Une luronne par qui je nâaurais pas aimé me faire mettre en joue. Elle fait mouche à tout coup, dâaprès ce que lâon raconte.
Le chevalier haussa les épaules en signe dâignorance.
â Une fille de la région de Verchères, dites-vous? Mais que lui reproche-t-on?
â Mais il ne sâagit pas de reproches. Ce serait plutôt une héroïne, si on peut se fier à ce que lâon raconte à son sujet. Oui, oui, messieurs, une héroïne, quoi que vous en pensiez.
La remarque de La Hontan sâadressait surtout à Mareuil, qui arborait déjà une moue dépréciative.
â Et quâa donc fait cette égérie? le relança dâO.
â Elle a tenu tête à lâIroquois en commandant le fort paternel jusquâà lâarrivée des réguliers.
â Le fort paternel, dites-vous? Sâagit-il dâune des filles de François Jarret de Verchères?
â Tout juste, tout juste.
â Et où étaient donc les soldats?
â Au champ, à travailler, répondit La Hontan. On nâavait laissé au fort que deux jeunes militaires, deux vieillards et une poignée de femmes et dâenfants. La jeune fille travaillait à lâextérieur avec un engagé, un nommé Laviolette, quand elle entendit des bruits de tirs en provenance de lâendroit où étaient regroupés les troupes et les habitants. Laviolette lui cria aussitôt : « Fuyez, mademoiselle, fuyez vite! » En se retournant, elle vit des Iroquois à portée de mousquet. Ne faisant ni une ni deux, elle se précipita vers le fort et fut prise en chasse par quelques sauvages. Comme ils nâarrivaient pas à la rattraper, ils firent feu sur elle. Notre héroïne sentit les balles lui siffler aux oreilles, comme elle le raconta par la suite, mais nâen continua pas moins sa course en criant à pleins poumons : «Aux armes! Aux armes! » Elle poussa à lâintérieur du fort deux femmes affaissées sur le cadavre de leur mari et referma la lourde porte derrière elle. Puis ce fut le branle-bas de combat : elle inspecta lâétroit périmètre, aida à remonter les palissades et à boucher les interstices, quand elle réalisa que les deux soldats manquaient à lâappel. Elle les trouva dans le magasin à poudre, tellement désespérés quâils tenaient une allumette à la main et sâapprêtaient à tout faire sauter.
â Que des mauviettes, ces soldats de malheur!
La remarque était venue de Mareuil. Quelques autres officiers émirent des grognements dâapprobation.
â Câétaient des gars peu expérimentés dâà peine quatorze ou quinze ans. Et seuls avec une poignée de femmes et de vieillards... Ils ont cru la mort préférable
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