Frontenac_T1
à ses pieds, retrouva la page où il sâétait arrêté, et sây remit :
Je vous dirai, en terminant, que mes affaires ne sont pas reluisantes et que jâai eu à essuyer des coûts imprévus avec la maladie de madame dâOutrelaise, et à cause du prix du bois de chauffage qui est devenu exorbitant par ces temps de froidure qui sévissent actuellement sur la France. Sans compter les vivres, la chandelle et le pain, dont les prix ont tant grimpé quâil devient difficile de sâapprovisionner comme on le voudrait. Nous restons souvent sur notre faim et ne brûlons de bois ou de chandelles que lorsque nous avons des invités.
Les derniers fonds que je dois retirer de lâhéritage de ma mère ne mâont pas encore été versés, et vous savez que mademoiselle dâOutrelaise nâa pas de revenus en propre, ce qui pourrait alléger mes soucis financiers. Aussi me permettrais-je de recourir, une fois de plus, à votre générosité. La dernière lettre de change que jâai reçue de votre attaché à Londres mâa grandement soulagée de toutes ces misères, aussi vous demanderais-je de mâen faire parvenir une deuxième par les mêmes voies, si tant est que vous puissiez le faire sans trop vous mettre dans lâembarras. Je sais bien que la vie coûte extrêmement cher pour vous aussi et que nous semblons nés, tous deux, pour être esclaves de ces viles nécessités pécuniaires... Quây pouvons-nous?
Ne mâassure-t-on pas de toutes parts que plaie dâargent nâest pas mortelle? Des assurances qui proviennent toujours, évidemment, de gens que la fortune met à lâabri de telles inquiétudes. Peut-être ont-ils raison, en effet, mais Dieu que cela nous use les nerfs! Inutile, ce me semble, monsieur mon mari, de vous faire de nouvelles protestations des sentiments dâaffection et dâamitié que jâai pour vous et qui ne changeront jamais, quoi quâil advienne.
Votre épouse fidèle et dévouée, à la vie à la mort, Anne de la Grange-Trianon, comtesse de Palluau et de Frontenac
21
Québec, printemps et été 1692
Lâhomme qui lui faisait face avait tout du revenant. Louis eut peine à reconnaître dans ce vagabond hirsute le beau gentilhomme désinvolte quâil avait envoyé, sans le vouloir, à lâabattoir, deux années plus tôt. Il avait le visage terreux, lâÅil cerné, le dos voûté et le regard désenchanté, autant dâéléments témoignant mieux que mille mots de la dureté des malheurs quâil avait traversés ces derniers temps.
Et quel accoutrement, bougre de Dieu!
Le fier officier toujours inondé de parfums, arborant avec vanité les cravates froufroutantes et les chapeaux à plumes, les chausses de satin et les tuniques à parements brodés, était ce jour-là attifé comme un gueux et il puait comme un bouc. Sa redingote élimée dâun bleu douteux cachait un habit de toile revêche, mal coupé et flottant sur son corps amaigri, et sa tuque de marin mangée aux mites était enfoncée sur sa tignasse dâoù sâéchappaient en bataille des mèches sales et prématurément blanchies.
Mais le chevalier dâO était tellement heureux dâêtre enfin à Québec que son apparence lui importait peu. Louis le conduisit dâabord dans la cuisine du château, afin quâon lui baille un vin chaud et de quoi se mettre sous la dent.
Mathurine et Duchouquet parurent surpris de voir entrer un pareil hère. Quand Louis leur dit quâil sâagissait pourtant de Pierre dâO de Jolliet, dit le chevalier dâO, la cuisinière mit la main devant sa bouche et sâexclama :
â Doux Jésus! On lâaurait pas reconnu, notre monsieur dâO. Câest quâils vous ont drôlement arrangé la binette, les Anglais!
â Allez, allez, laissez-le sâattabler et préparez-lui un petit goûter, Mathurine. Duchouquet, vous aiderez monsieur le chevalier à faire sa toilette. Emplissez le sabot dâeau chaude et choisissez-lui dans mon armoire une chemise, des hauts-de-chausse et une redingote.
La cuisinière posa tellement de plats sur la table que le chevalier jeta à Louis un appel au secours muet. Il avait si peu mangé en prison quâil
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