Frontenac_T1
passionnante et que les convives paraissaient en redemander, il enchaîna avec fougue :
â Il faut que tu croies, mon cher ami, que comme les Hurons sont élevés dans la fatigue et la misère, les grands seigneurs le sont de même dans le trouble et lâambition, et ne vivraient pas sans cela. Comme le bonheur se nourrit dâimagination, ils se repaissent de vanité et, dans leur for intérieur, chacun dâeux sâestime autant que le roi. Ne faut-il pas avoir toujours quelque chose à souhaiter pour être heureux? Un homme qui saurait se limiter serait Huron. Or, personne ne veut lâêtre. La vie serait ennuyeuse si lâesprit ne nous portait à désirer à tout moment quelque chose de plus que ce que nous possédons, et câest ce qui fait le bonheur dâexister!
â Ha! reste donc dans tes chaînes, puisque tu ne comprends rien! sâexclama Kondiaronk en riant cette fois à belles dents et en prenant son entourage à témoin. Pour moi, si je me faisais Français, je devrais me faire chrétien, un point dont nous avons assez parlé il y a peu, et il faudrait aussi que je me fasse la barbe tous les trois jours, car, apparemment, dès que je serais Français, je deviendrais velu et barbu comme une bête. Cette seule incommodité me paraît rude.
Sur quoi Kondiaronk fit comme si des poils lui sortaient de partout à la fois, des oreilles, du nez, de la bouche et quâil nâen venait plus à bout, en poussant de petits cris plaintifs et en faisant de telles grimaces de dégoût que la chose était du plus haut comique. Il se leva ensuite et se planta au milieu de lâassistance en se dandinant de droite et de gauche.
â Nâest-il pas plus avantageux de nâavoir jamais de barbe ni de poils au corps? As-tu jamais vu de sauvage qui en ait eu? Pourrais-je aussi mâaccoutumer à passer deux heures à mâhabiller, à mâaccommoder, à mettre un habit bleu, des bas rouges, un chapeau noir, un plumet blanc, des rubans verts et une perruque? Je me regarderais moi-même comme un fou. Et comment pourrais-je chanter dans les rues, danser devant les miroirs, jeter ma perruque tantôt devant, tantôt derrière?
Ce disant, et dans un geste de dérision, lâorateur saisit la perruque dâun Français assis non loin de lui et se lâenfonça prestement sur le crâne. Puis il se lâenleva comme une calotte en sâinclinant bien bas devant un seigneur imaginaire, puis lâenfila de nouveau, pour se lâenlever plusieurs fois dâaffilée en se penchant si bas quâil balayait le sol, en bégayant dans un français à peine intelligible : « Moseigneur, escuse-moé, je vousipri... escuse-moé... je vousipri. »
La pantomime était si cocasse que toute lâassistance sâétrangla de rire. Devant le succès de ses pitreries, le vieux lascar enchaîna tout de suite une succession de pas de menuet en faisant des ronds de jambe avec ses mocassins à grelots, la perruque tombée sur lâoreille gauche et le panache de griffes dâours pendant de façon ridicule sur la droite, tout en étalant le bas de sa robe de peaux comme sâil sâagissait de larges jupes.
Pour sâamuser et ne pas demeurer en reste devant un Kondiaronk déchaîné, Frontenac se leva à son tour et vint prendre la main du plaisantin, quâil fit pivoter sur lui-même à plusieurs reprises comme sâil sâagissait dâune partenaire en vertugadin * .
Le ballet désopilant et burlesque se poursuivit encore pendant quelque temps, au grand plaisir dâune assistance qui battait des mains, riait et gesticulait avec tellement de frénésie quâil devint bientôt impossible dây poursuivre le moindre palabre. Une agitation bon enfant sâétait emparée des gens sous lâeffet du rire, de lâexcès de table et dâalcool, et du franc coude à coude qui régnait dans lâassistance. Lâétrange et insolite bouffonnerie se continua, les uns dansant, les autres chantant ou mimant tantôt des airs sauvages, tantôt des airs de France, qui sâentremêlaient dans une totale cacophonie.
* * *
Cette fois, la mesure était comble. Cent fois Louis sâétait entendu raconter ces histoires à dormir debout et cent fois il avait feint de
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