Frontenac_T1
je trouve de bonheur et de sagesse parmi vous. Il y a bien dix ans que je ne sais que penser à votre sujet. Je ne vois rien dans vos actions qui ne soit autrement quâindigne dâun homme, et il en sera ainsi tant que vous ne vous réduirez pas à vivre sans distinguer le tien du mien, comme nous le faisons nous-mêmes.
Frontenac, Callières, les officiers, les invités sauvages, tout le monde suivait le débat avec attention et restait accroché aux lèvres de lâinterprète, dès que Kondiaronk faisait une pause. Câétait la première fois quâil livrait le fond de sa pensée avec autant de sincérité et allait aussi loin dans ses récriminations, ce qui rendait lâaffrontement plus intéressant que prévu.
â Mais mon pauvre ami, raisonneras-tu toujours aussi mal? Au moins, écoute-moi une fois avec attention, répliqua La Hontan qui sâamusait ferme. Ne vois-tu pas que les nations de lâEurope ne pourraient pas vivre sans lâor ou lâargent, ou quelque autre substance précieuse? Sans cela, les gentilshommes, les prêtres, les marchands et mille autres sortes de gens qui nâont pas la force de travailler la terre mourraient de faim. Comment nos rois seraient-ils roi? Quels soldats pourraient-ils recruter? Qui voudrait travailler pour eux ou pour qui que ce soit? Qui fabriquerait les armes pour dâautres que pour lui-même? Crois-moi, nous serions perdus, sans ressources, ce serait le chaos, la plus épouvantable confusion qui se puisse imaginer.
â Vraiment, tu fais de beaux contes quand tu parles des gentilshommes, des marchands et des prêtres, bondit Kondiaronk, piqué au vif. Est-ce quâon en verrait sâil nây avait ni tien ni mien? Vous seriez tous égaux comme le sont les Hurons entre eux, et ceux qui ne sont propres quâà boire, manger, dormir et se divertir mourraient en langueur, abandonnés de tous. Mais assez parlé de sagesse et dâéquité, toutes qualités que la cupidité détruit chez vous. Voyons plutôt ce que doit être un vrai homme.
â Si tu continues à raisonner de façon aussi fantaisiste, nous ne sommes pas sortis de lâauberge.
Cette remarque fit rire lâassistance. On apporta de nouvelles boissons, mais Kondiaronk repoussa dâun revers de la main le pichet quâon lui tendait. Il ne voulait pas perdre ses moyens. Il condamnait dâailleurs avec force lâusage abusif quâon faisait de lâeau-de-vie et recommandait à ses guerriers de nây point toucher. Des préceptes que personne ne semblait suivre, ce soir-là , puisque les cruches de guildive couraient de main en main.
â Voyons donc ce que tu appelles « un vrai homme ».
â Premièrement, il doit savoir marcher, chasser, pêcher, tirer un coup de flèche ou de fusil, savoir conduire un canot, faire la guerre, connaître les bois, être infatigable, vivre de peu dans lâoccasion, construire des cabanes et des canots, faire en un mot tout ce que fait un Huron.
â Le contraire mâeut étonné!
Nouveaux rires à la remarque du baron. On sâégayait en se poussant du coude.
Kondiaronk fit un geste magistral, les mains largement ouvertes devant lui.
â Voilà ce que jâappelle un homme! Car, dis-moi, je te prie, combien de gens y a-t-il en Europe qui, sâils étaient à trente lieues dans une forêt avec un fusil ou des flèches, ne pourraient ni chasser de quoi se nourrir ni même trouver le chemin dâen sortir?
Frontenac se mit à rire en se faisant remplir un autre verre. Il avait un peu trop bu et se sentait agréablement ivre.
â Fort bien dit! répliqua-t-il. Nos jeunes recrues ne peuvent passer plus de deux heures en forêt sans se perdre corps et biens.
Mais lâIndien continuait.
â Tu vois que nous traversons cent lieues de bois sans nous égarer, que nous tuons les oiseaux et les animaux à coups de flèches, que nous prenons du poisson partout où il sâen trouve, que nous suivons les hommes et les bêtes à la piste dans les bois les plus impénétrables, été comme hiver, que nous vivons de racines quand nous sommes aux portes des Iroquois, que nous savons manier la hache et le couteau pour faire mille ouvrages nous-mêmes. Si nous faisons toutes ces choses, pourquoi ne les feriez-vous
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