Frontenac_T1
passer plus facilement que les Français ne se passeraient de nos castors, en échange desquels, par bonne amitié, ils nous donnent des fusils qui estropient davantage leur serveur que leur cible, des haches qui cassent en taillant un arbrisseau, des couteaux qui sâémoussent en coupant une citrouille, du fil à moitié pourri et de si méchante qualité que nos filets sont usés sitôt achevés, des chaudières si minces que la seule pesanteur de lâeau en fait sauter le fond. Voilà , mon frère, ce que jâai à te répondre sur la misère des Hurons!
Quelques rires embarrassés ponctuèrent ces propos. Mais le vieillard reprit aussitôt un air placide et se remit à fumer sa pipe. Il inhalait profondément de grandes lampées quâil rejetait par la bouche en un long chapelet de ronds de fumée. Un épais nuage âcre flottait au-dessus des têtes.
La Hontan refusait de lâcher prise et reprit, sur un ton légèrement cynique :
â Il me semble que tu manques de discernement pour ne pas préférer lâétat des Européens à celui des Hurons. Y a-t-il vie plus délicieuse que celle des gens à qui rien ne manque? Ils ont de beaux carrosses, dâimmenses maisons ornées de tapisseries et de tableaux magnifiques, de grands jardins où se trouvent toutes sortes de fruits, des parcs remplis dâanimaux paisibles, des chevaux et des chiens bien dressés, de lâargent pour faire bonne chère, pour aller à la comédie et aux jeux, pour marier richement leurs enfants. Ces gens sont adorés par leurs dépendants. Nâas-tu pas vu nos princes, nos ducs, nos maréchaux de France, nos prélats et tous ces gens qui vivent comme des rois et à qui rien ne manque?
â Si je nâétais si informé de ce qui se passe en France par ce que mâen ont rapporté dâautres qui y sont allés â Kondiaronk jeta un Åil complice à Oureouaré, assis à sa droite â, je pourrais me laisser aveugler par ces apparences de félicité que tu me représentes. Mais ce prince, ce duc, ce maréchal et ce prélat, qui sont les premiers que tu me cites, ne sont rien moins quâheureux. Car ces grands seigneurs se haïssent les uns les autres, perdent le sommeil, le boire et le manger pour faire leur cour au roi, et se font tellement violence pour feindre, déguiser ou souffrir toutes ces hypocrisies que la douleur que ressent leur âme surpasse lâimagination. En un mot, ils sont esclaves de leurs privilèges et de leur roi, qui est sans doute lâunique Français heureux, puisquâil est le seul à connaître cette adorable liberté dont jouissent pourtant tous les Hurons.
De tonitruants « Ho! Ho! » dâapprobation jaillirent à lâunisson de la bouche des Hurons, des Indiens christianisés et des Têtes-de-Boule présents autour de lui. Kondiaronk se tourna vers eux avec une mine satisfaite, lâair coquin et le rire plein les yeux.
Puis il pivota sur sa chaise pour fixer Frontenac, qui paraissait méditer ses dernières paroles. Voyant que La Hontan sâétait redressé et semblait prêt à lancer une autre salve, Kondiaronk sâempressa dâajouter :
â Tu vois que nous sommes plusieurs dizaines dâhommes dans notre village, que ce qui est à lâun est à lâautre, et que les chefs de guerre, de nation et de conseil nâont pas plus de pouvoir que les autres. Voilà , mon frère, la différence quâil y a entre nous et ces princes et ces ducs, laissant à part tous ceux qui, étant en dessous dâeux, doivent par conséquent avoir plus de peines et dâembarras.
La Hontan était dâautant plus sensible à ce type de raisonnement quâil était lui-même hautement critique à lâégard de la monarchie et de la courtisanerie, quâil considérait lui aussi comme des formes dâesclavage. Sans compter que ses expériences de vie répétées auprès des Indiens lâavaient souvent exposé à ce quâil appelait « la tentation de lâensauvagement », bien quâil ait fini par y renoncer. Il était beaucoup trop français et européen pour se contenter dâun mode de vie quâil jugeait, par certains côtés, fort limité. Mais comme la joute était
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