Frontenac_T1
pas vous-mêmes? Nâêtes-vous pas aussi grands, aussi forts, aussi robustes que nous? Votre richesse serait comme la nôtre dâacquérir de la gloire dans le métier de la guerre : plus on prendrait dâesclaves, moins on travaillerait. En un mot, vous seriez aussi heureux que nous.
Tout en parlant, Kondiaronk avait poussé une motte de tabac dans le tuyau de sa longue pipe. Il se lâenfonça prestement dans la bouche et y aspira fortement. Il en tira de longues bouffées qui parurent le combler dâaise. De légers crépitements trouèrent le silence qui sâensuivit.
Mais La Hontan fourbissait déjà ses armes.
â Est-ce le bonheur dâêtre obligé de gîter sous une misérable cabane, de dormir sur de mauvaises couvertures de castor, de ne manger que du bouilli, dâêtre vêtu de peaux, dâaller à la chasse dans la plus rude saison de lâannée, de faire trois cents lieues à pied dans le bois épais, de risquer chaque jour de périr noyé dans vos petits canots, de coucher sur la dure à la belle étoile lorsque vous approchez lâennemi, dâêtre contraint de courir sans boire ni manger, nuit et jour, à toutes jambes, quand on vous poursuit? Bref, vous en seriez réduits à la dernière des misères si, par amitié et par commisération, le coureur des bois nâavait la charité de vous porter fusils, poudre, plombs, fils à faire les filets, haches, couteaux, aiguilles, alênes, hameçons, chaudières et toutes autres marchandises que vous êtes incapables de produire!
Cette fois, les acquiescements fusèrent du côté des Français. Mais le futé Huron nâavait pas dit son dernier mot, car il reprit, délaissant à regret son calumet.
â Tout beau, nâallons pas si vite, la nuit est encore jeune.
Il se redressa, lâair de vouloir engager une longue bataille. Ses yeux de braise brillaient avec une extraordinaire intensité. Une fierté et une grande noblesse émanaient du personnage et forçaient le respect. Frontenac fut pris dâadmiration pour la sagesse de ce philosophe nu, tiré des bois, et capable de raisonner aussi bien que le plus raffiné des courtisans.
â Tu trouves, à ce que je vois, nos conditions de vie bien dures, reprit le vieux sage. Il est vrai quâelles le seraient pour des Français qui ne vivent comme les bêtes que pour boire et manger, et qui nâont été élevés que dans la mollesse. Mais dis-moi, je tâen conjure, quelle différence y a-t-il de coucher sous une bonne cabane ou dans un palais, de dormir sur des peaux de castor ou sur des matelas entre deux draps, de manger du bouilli plutôt que de sales ragoûts préparés par de pauvres marmitons crasseux? En sommes-nous plus malades ou plus incommodés que les Français qui ont ces palais, ces lits, ces cuisiniers? Et surtout, combien y en a-t-il parmi vous qui couchent sur la paille humide, sous des toits ou dans des greniers que la pluie traverse de toutes parts, et qui ont de la peine à trouver du pain et de lâeau? Il serait à souhaiter pour le bien du Canada que vous eussiez nos talents : les Iroquois ne vous égorgeraient pas au milieu de vos habitations, comme ils le font maintenant.
Certains convives hochaient la tête, lâair songeur. Lâalgarade de Kondiaronk visait juste et ses arguments étaient solides, même si La Hontan, en se faisant lâavocat du diable, les récusait avec habileté. Mais avant que ce dernier ne reprenne la parole, le Huron continua, dâune voix où tremblait une indignation contenue.
â Tu en conclus que les Français nous tirent de la misère par la pitié quâils ont de nous. Mais comment, crois-tu, vivaient nos pères il y a cent ans? Ne prospéraient-ils pas aussi bien sans vos marchandises? Au lieu de fusils, de poudre et de plomb, ils se servaient dâarcs et de flèches, comme nous le faisons encore. Ils faisaient des filets avec du fil dâécorce, se servaient de haches de pierre, faisaient des couteaux, des aiguilles, des alênes avec les os de cerf ou dâélan. Au lieu de chaudières, ils prenaient des seaux dâécorce ou des pots de terre. Si nos pères se sont passés de toutes ces marchandises pendant tant de siècles, je crois que nous pourrions bien nous en
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