Frontenac_T1
prenait la conversion lui plaisait assez.
â Il ne sâagit pas dâorgueil mais de folie, mon cher, nâen doutez point, lui rétorqua-t-il. Nous sommes, vous et moi, des chevaliers de lâimpossible, condamnés à vivre éternellement sur le fil du rasoir. Mais je vous avouerai que lââge et les difficultés sans nom auxquelles on est confrontés en ce pays commencent à émousser en moi ce goût du dépassement et des actes dâéclat. Si jâavais le choix, je mâen retournerais à Blois cultiver sans remords mes roses trémières, si vous voyez ce que je veux dire...
â Et pourquoi ne le faites-vous pas?
â Soyez assuré que jâen implore le roi dans chacune de mes requêtes. Mais je devine quâil nâa pas lâutilité dâun vieux militaire estropié et colérique, qui récite des poèmes, se prend pour son égal tout en lui réclamant sans cesse des gratifications, qui nâa de cesse de se faire haïr de tout ce qui bouge autour de lui, de lâintendant au gouverneur de Montréal en passant par les Jésuites et le clergé en général, ainsi que dâune forte proportion de marchands et de commerçants de tout acabit.
Callières se laissa aller à un franc rire. Il aimait cette disposition quâavait Frontenac à se moquer de lui-même. Il sonna son homme de pied et lui demanda dâapporter un vin de Cognac.
â Nâexagérez-vous pas un peu, mon cher?
â Si peu que pas. Mais dites-moi donc encore, Callières, puisque nous en sommes au chapitre des confidences, pourquoi êtes-vous resté vieux garçon? Il me semble que la présence dâune femme aimante aurait pu adoucir vos jours et vous aider à tromper votre solitude. à moins que vous ne cachiez des tares et des manies inavouables? Ne me dites pas que vous seriez atteint vous aussi de ce fameux vice italien?
Callières se laissa aller à un rire immense et incoercible. Quand le serviteur entra dans la pièce, il trouva deux compères se tapant sur les cuisses, secoués dâune même gaieté contagieuse.
â Vous me voyez dans lâétat où je suis, malade, bouffi, hydropique et peinant à me déplacer, en train de conter niaisement fleurette? continua le gros homme lorsquâil se fut calmé. Ãvitons de sombrer dans le grotesque, je vous en prie. Mais jâai eu, quoiquâen moins grand nombre que vous si jâen crois les aventures de cÅur dont vous vous réclamez volontiers, quelques conquêtes autrefois... Jâaimais quand jâétais jeune, et ne déplaisais guère : Quelquefois de soi-même on cherchait à me plaire...
â Je pouvais aspirer au cÅur le mieux placé : Mais hélas! jâétais jeune, et ce temps est passé , sâempressa de déclamer Louis, lâÅil réjoui. Une tirade de Sertorius dans Pulchérie , nâest-ce pas? La complainte dâun vieillard amoureux dâune femme trop jeune pour lui. Tristesse de vieillir quand le cÅur reste vert. Ah! Corneille, notre maître à tous. Je pourrais vous réciter de mémoire une grande partie de son Åuvre.
â Figurez-vous que jâai aussi cette faiblesse. Et je vous étonnerai en vous apprenant quâà un âge tendre, jâai fait du théâtre. Ma mère en était férue et faisait monter régulièrement dans ses appartements différentes pièces dans lesquelles il mâest arrivé de tenir le rôle du jeune premier.
Louis riait, incrédule.
â Moquez-vous, moquez-vous, mais je vous assure que jâavais, comme on dit, une voix de théâtre. Et que mon allure dâalors était tout autre.
Louis avait peine à imaginer Callières en jeune premier récitant des vers. Pour la voix, il pouvait comprendre, mais pour le reste... Le temps et la maladie lâavaient précocement marqué, gonflé et estropié, si on considérait que Callières nâavait pas tout à fait quarante-cinq ans.
â Nous avons tous été jeunes autrefois, se borna-t-il à commenter.
â Je me suis dâailleurs laissé dire que vous aviez lâintention de monter Mithridate et Nicomède avec le sieur Mareuil et une poignée dâofficiers? Et même de confier des rôles à des interprètes féminines? continua
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