Frontenac_T1
été conduits à lâHôtel-Dieu où on sâétait empressé de leur dispenser les premiers soins. Quant aux autres miliciens et soldats revenus indemnes de cet enfer, leur état général paraissait satisfaisant. Mais quand leur cortège pathétique avait paru, au matin du 6 mars, on aurait dit une procession de morts-vivants sortis tout droit de leur tombeau. Louis gardait encore en mémoire cette terrible apparition : des silhouettes chancelantes, des visages hagards aux traits tirés et défaits, amaigris, brûlés par le froid et le vent, des regards vides, des démarches hésitantes et dâune rare lenteur, des pieds bandés et bourrés de pus, des doigts couverts dâengelures. Les souffrances que ces gens avaient endurées défiaient lâimaginaire. Ils avaient marché pendant des jours sur des centaines de lieues sans manger ni dormir, gelés et mouillés jusquâaux os, pressés par un ennemi sans cesse à leur trousse, la faim au ventre et dans un état dâépuisement sans nom, avec, en prime, la peur obsédante dâune mutinerie.
Frontenac et Callières étaient particulièrement fiers de leurs hommes. Et pour une fois, ils nâavaient pas ménagé leurs louanges. Le fait était que, bien malgré eux et au fil des nombreuses batailles quâils avaient dû mener, les Canadiens étaient devenus de redoutables combattants, aussi aguerris que les sauvages, mais peut-être plus dangereux encore, parce quâà une solide résistance physique ils joignaient un grand esprit de discipline.
â Le bilan que vous faites de cette expédition est, ma foi, fort juste, mon cher Callières, finit par concéder Louis. Il me semble en effet que cette manière de faire sâavère plus rentable que je ne lâaurais cru. Nous laissons loin derrière les performances des gouverneurs précédents. Nous pourrions éventuellement faire fond sur ce type dâopération. Mais lâentêtement et lâindiscipline de nos Iroquois catholiques auraient pu nous être fatals. Une erreur quâil faudra éviter à lâavenir.
â Une façon dây parvenir serait de les exclure désormais de toute entreprise contre les Agniers. Mais je tiens à mâassurer de votre accord sur la stratégie à adopter dorénavant. La prochaine offensive contre les Iroquois devra se faire avec nos forces vives. Et je ne pense plus à six cents hommes, mais à toutes nos ressources combinées, réguliers, miliciens et sauvages inclus.
Conforté par le ton conciliant de Frontenac, le gouverneur de Montréal avait prononcé ces paroles dâun ton acéré, tout en sâenroulant dans une épaisse couverture de laine. Il avait froid. Il était dâailleurs en train de faire installer dans sa chambre et sa salle de travail des petits poêles de fonte importés dâAngleterre, afin de suppléer aux déficiences de ses foyers qui ne chauffaient jamais assez à son goût.
Louis eut un mouvement de recul. Cette idée le révulsait.
â Toutes nos forces! Dégarnir la colonie et la laisser sans défense face aux Anglais? Cela est téméraire, Callières, et dangereux, vous le savez comme moi. à moins que le roi nous envoie des troupes fraîches qui pourront protéger nos arrières, ce dont jâai prié de Lagny dans ma dernière lettre. Je lui ai demandé au moins mille hommes.
â Si le roi nous expédie des recrues lâété prochain, vous engagez-vous enfin à entreprendre cette campagne massive?
Callières sâétait tourné vers Louis et le fixait avec attention.
â Je ne ferme pas la porte à cette éventualité. Si nous survivons à la menace anglaise qui pèse sur nous... Mais revenons dâabord à nos moutons. Vous me disiez quâil faudrait écarter à lâavenir nos Iroquois christianisés de toute entreprise contre les Agniers? Je suis dâaccord avec vous. Si nous avions le choix, jâexclurais même carrément tout sauvage de nos campagnes militaires. Ils sont trop imprévisibles pour que lâon puisse sây fier.
â Les sauvages sont libres et imprévisibles par nature, mon cher comte. Leur façon de mener la guerre semble incompatible avec toute forme de discipline. Ils me confondront toujours.
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