Frontenac_T1
Callières, amusé.
â De fait. Sitôt que le château Saint-Louis sera remis en état, et... à condition que les Anglais ne le rasent pas complètement, je mâengage à diriger moi-même les acteurs. Il est temps de donner au théâtre et à nos modernes la place qui leur revient dans ce pays. Et de permettre à mes officiers de se mettre quelque chose de plus relevé sous la dent que les dés, les masques, les jeux dâombres et de cartes.
â Préparez-vous à essuyer les foudres de Saint-Vallier. Il perd tout jugement et tout sens de la mesure dès quâil est question de théâtre.
â Nous ferons avec, que voulez-vous? Il vient justement de dénoncer dans son dernier mandement les spectacles et comédies impures ou injurieuses au prochain, pour employer sa triste formulation, et qui ne tendraient, selon lui, quâà inspirer des pensées contraires à la religion et aux bonnes mÅurs. Bien sûr, il vise Molière, même sâil considère Corneille et Racine à peine plus fréquentables et dâune probité non moins douteuse. Il raconte en chaire que les Åuvres de notre génie national de la comédie sont criminelles et va jusquâà faire défense à quiconque de même les lire, sous peine de commettre un péché mortel. Lâaffaire est bonne.
â Ne craint-il pas Le Tartuffe davantage que toute autre comédie?
â Câest, hélas! là où le bât blesse. Une pièce qui se joue pourtant depuis des lustres à Paris et Versailles sans pour autant susciter de tempêtes ni de débordements irrationnels. Lâévêque craint comme la peste la seule mention de cette Åuvre, de quoi me tenter de la mettre sur la liste de mes prochaines soirées de théâtre. Il nâen faudrait pas beaucoup plus pour que je relève le défi.
Callières prit un air incrédule.
â Ne me dites pas que vous oseriez monter Le Tartuffe ?
â Je ne sais pas encore si je le ferai, mais je pourrais mâamuser à le laisser croire...
â Vous êtes terriblement rusé, mon cher comte. Mais si jamais vous passez à lâacte, vous aurez sur le dos une guerre à outrance avec le clergé.
â Câest à voir...
â Paris et Versailles ne sont pas le Canada, répliqua le gouverneur de Montréal en poussant un soupir qui en disait long sur lâagacement quâil éprouvait devant le zèle intempestif du clergé. Voyez les proportions quâa prises récemment cette affaire du prie-Dieu. Aurions-nous vécu pareille absurdité en France?
â Oh, je crains bien que oui, mon cher. Si vous aviez séjourné à la cour autant que moi, vous penseriez différemment. Sachez que ces questions dâétiquette ne sont pas à prendre à la légère. Elles définissent lâappartenance de chacun et distinguent clairement les positions sociales. Jâai vu à Versailles telle comtesse ignorante des us et coutumes déplacée trois fois, ravalée sans pitié devant tout le monde au dernier rang et condamnée à rester debout le long du mur parce quâelle avait osé sâasseoir sur un tabouret réservé aux princesses du sang. Les règles de préséance sont minutieuses, tatillonnes, portent sur dâinfimes détails à première vue risibles et dérisoires, mais qui obéissent à des impératifs politiques. Voyez comme Saint-Vallier sâest acharné à vous tenir tête et à vouloir à tout prix que vous quittiez votre prie-Dieu. Il tentait ainsi de marquer la prééminence de lâÃglise sur lâÃtat. Vous avez bien fait de lui tenir tête et jâen aurais fait tout autant.
Lâaffaire en avait écorché plusieurs. Lâun des éléments déclencheurs avait sans doute été lâaffection clairement marquée de Callières pour les Récollets. Lâincident sâétait déroulé dans leur église de Montréal, lors dâune cérémonie de prise dâhabit de deux novices à laquelle Saint-Vallier et Callières avaient été conviés. Ce dernier sâétait agenouillé tout naturellement sur le prie-Dieu situé au-devant de lâéglise, quand Saint-Vallier, assis derrière, lâavait aperçu. Il sâétait levé aussitôt et
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