Frontenac_T1
Iroquoises ignoraient la fourchette et le couteau, elles se mirent à manger avec leurs mains, à même lâassiette commune. Câétait leur façon de faire. De temps à autre, elles sâessuyaient les doigts sur leurs vêtements. Les mets durent leur plaire, parce que tout disparut comme par enchantement. Au dessert, le melon et le sirop dâérable étant bientôt épuisés, elles se rabattirent sur les pâtisseries. Suzanne Guantagrandi mordit résolument dans le morceau de tarte quâon lui présentait, lâavala en un rien de temps puis en redemanda. Comme ses compagnes faisaient mine de vouloir lâimiter, Perrine et les autres domestiques se lancèrent à la rescousse. Les invitées engloutirent tartes et confitures avec gloutonnerie, en se léchant ostensiblement les doigts et en claquant de la langue pour marquer leur appréciation.
Câétait tellement touchant de simplicité et de naturel que Louis sâen trouva enchanté. Ces femmes semblaient si inoffensives et si banalement humaines quâelles éveillaient en lui une grande sympathie. Un sentiment difficilement conciliable avec la réputation sulfureuse qui sâattachait à leurs pas, dût-il pourtant reconnaître. Nâavaient-elles pas été démonisées par les prisonniers et coureurs des bois qui les avaient approchées? Ne les accusait-on pas de participer aux supplices avec cruauté et même dâinciter leurs enfants à collaborer à la mise à mort et à boire le sang des victimes? Des accusations qui cadraient mal, ce jour-là , avec le sentiment de bienveillance que ces Iroquoises suscitaient autour dâelles.
Le repas suivit ainsi son cours festif un long moment, entremêlé de rires et de réparties joyeuses. Et ce fut certainement le banquet le plus simple, le plus gai et le moins protocolaire à se dérouler jamais sous les lustres ébréchés de la salle à manger du vieux château Saint-Louis.
27
Albany, automne 1693
Alors que la situation de la Nouvelle-France sâaméliorait et que le comte de Frontenac croyait pouvoir sâautoriser à plus dâoptimisme, des événements propres à durcir à nouveau les positions se tramaient intensément du côté anglais, au confluent des rivières Hudson et Mohawk. Dès que le major Pieter Schuyler avait eu vent des offres de paix faites par les Onneiouts au gouverneur du Canada, il avait convoqué Téganissorens et les délégués iroquois à Albany pour leur couper la route du Canada. Résolu à tout tenter pour faire échouer un début dâentente qui risquait de nuire aux intérêts des siens, il avait organisé dâurgence une rencontre de la Commission des affaires indiennes.
Cela se déroulait par un froid et brumeux matin de début octobre. Une épaisse chape de brouillard enveloppait la ville et empêchait dây voir à plus dâune toise devant. La rivière Hudson, gonflée de lâapport de la rivière Mohawk, suivait son cours rectiligne en précipitant ses eaux sur près de trois cents milles au sud, vers la baie de New York et la mer.
La bâtisse dans laquelle évoluait Schuyler était située au centre dâAlbany, dans la rue Court, et servait tout à la fois dâhôtel de ville, de tribunal et de prison. Lâhomme arpentait la pièce en brandissant une liasse de papiers contenant le résumé des débats du dernier conseil. Il se félicitait dâavoir pu mobiliser les représentants iroquois avant quâils ne mettent les pieds en Nouvelle-France. Les contacts quâil avait déjà établis avec certains dâentre eux démontraient cependant que la situation était critique et quâil aurait à se battre farouchement pour les empêcher de sâassocier au coup fourré proposé par le comte de Frontenac.
Un bruit de pas le fit tressauter. On lui annonça que Téganissorens et ses délégués seraient bientôt là . Ils sâétaient présentés à Albany trois jours plus tôt et nâavaient cessé depuis lors de faire bombance aux frais de la municipalité. Les Français recevaient les sauvages avec une telle munificence que Schuyler pouvait difficilement en faire moins, sous peine de passer pour un tire-sou ou un pingre.
Il était inquiet,
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