Frontenac_T1
dit!
Mais la mélodie lui échappait. Il lâavait pourtant entonnée à tue-tête et plus de mille fois avec La Rivière, les soirs dâaventures galantes. Il sâessaya à quelques notes et finit par retrouver une mesure ou deux, mais pas le refrain. Il abandonna lâexercice, tout en repensant à son vieil ami qui était allé se terrer bêtement dans un monastère.
«Le fou, se dit-il, attendri, il faudra pourtant que je trouve le temps de lui écrire. Je demanderai à Monseignat de mây faire penser. »
Lorsquâil tourna la tête du côté de la fenêtre donnant sur le jardin, il fut saisi de ravissement. Tout le ciel avait viré au rouge. Câétait un rouge incarnat, soutenu et sans tache, la flambée pourpreuse dâun soleil déclinant qui, comme un chant du cygne, distribuait à profusion ses dernières splendeurs avant de sâéteindre pour de bon. Louis sâapprocha de la haute fenêtre et se plongea dans la contemplation de cet étonnant crépuscule. Il sâimprégnait peu à peu de la beauté du moment. En pivotant vers la fenêtre opposée, il vit au contraire lâombre du Cap-aux-Diamants projetée fort avant dans le fleuve et enveloppant la basse-ville, les rives et les eaux dâun écrin violacé. Par contraste, au loin, la pointe de Lévy et celle de lâîle dâOrléans avaient pris feu à leur tour et incendiaient toute la ligne dâhorizon. «De telles beautés ne signent-elles pas lâexistence dâun Dieu? » songea-t-il, en proie à un enthousiasme mystique. Alors quâil était si peu porté de nature à ce genre dâémotion, il se sentit pénétré dâune calme et apaisante quiétude. Cette idée de Dieu à laquelle il adhérait épisodiquement lui avait toujours paru séduisante, mais elle résistait si mal à lâanalyse quâil arrivait difficilement à se convaincre de sa véracité. Mais en cet instant béni, en ce moment précis dâaccalmie, il se voyait tenté de sâen remettre à quelque force immanente dont tout dépendrait en dernier recours. Comme le sens de la vie devenait alors simple, clair, rassurant...
Pris de nostalgie, Louis ouvrit un tiroir et en tira un lourd crucifix de bois de rose, incrusté dâargent. La pièce avait une valeur plus sentimentale que religieuse, mais il la gardait telle une précieuse relique. Elle lui avait été léguée par sa sÅur, Henriette-Marie, sur son lit de mort. Câétait sur ce Christ en croix quâelle avait posé ses doigts diaphanes et tremblants avant dâexpirer.
Louis se recueillit. Il cherchait à retrouver les traits de celle qui avait été pour lui une mère. Un front étroit, un teint mat, des cheveux bouclés et... ce regard qui irradiait la bonté et lâentendement de la vie. Mais plus Louis tentait de rattraper lâexpression particulière dâHenriette-Marie et plus le souvenir lui échappait. Il avait beau sâacharner, au tendre visage qui lui revenait vaguement se substituait aussitôt celui de lâagonisante, au faciès resserré et décharné. Laisserait-il la mort prendre le pas sur la vie et sur la mémoire quâil avait dâelle? Rageant contre cette impuissance de vieillard, il se mit à farfouiller dans ses tiroirs avec impatience dans lâespoir de retrouver le fusain quâil avait dâelle. Il tourna et retourna tout ce qui lui tombait sous la main : il nâavait plus ce dessin. Quâen avait-il fait? Il ne savait plus et les souvenirs se bousculaient dans sa tête. Lâavait-il donné en cadeau à sa sÅur cadette ou lâavait-il plutôt cédé à lâépoux dâHenriette-Marie, Louis Habert de Montmort? à moins que ce croquis nâait disparu avec le reste lors du naufrage du bateau transportant ses biens, vingt et un ans plus tôt? Il aurait pourtant mis sa main au feu que lâobjet était encore en sa possession.
Il jura entre ses dents. Il maudissait sa mémoire déclinante et sa vieillesse. De plus, il se sentait fautif, comme sâil abandonnait négligemment Henriette-Marie, comme sâil la trahissait et la condamnait à sâeffacer une nouvelle fois. La tristesse et la mélancolie se substituèrent peu à peu
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